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Constitution 4 : LA CLAUSE NONOBSTANT

Dernière mise à jour : 5 oct. 2022


Jean Chrétien, premier ministre du Canada



En décembre 1988, la Cour suprême du Canada rendit un jugement sur l’interdiction de l’affichage en anglais au Québec, prévue dans la Loi 101 adoptée, en 1977, sous le gouvernement du Parti québécois. En bref, les juges du plus haut tribunal se disaient d’accord avec la primauté du français, mais en en désaccord avec l’interdiction de l’anglais, tel que prévu dans cette loi. Le jugement était immédiatement exécutoire puisque la Cour suprême n’avait donné aucun délai pour son application.


Ce jugement suscita évidemment une réaction outrée des nationalistes au Québec. Un branle-bas de combat se produisit donc au Conseil des ministres et au caucus libéral du Québec.

On tint plusieurs réunions avant le départ des Fêtes. On finit rapidement par nous proposer d’utiliser la clause dérogatoire (appelée «clause nonobstant») pour éviter que ce jugement ne s’applique immédiatement. Cette clause allait suspendre la Charte des droits et libertés sur cette législation; même si celle-ci n’était pas éternelle, elle allait durer tout de même cinq ans et pouvait être renouvelée par le Parlement. Mais le plus odieux, c’est qu’elle privait de leur victoire ceux qui avaient défendu leur opinion sur la liberté de l’affichage jusqu’à la Cour suprême par des moyens légaux et pacifiques.


La «clause dérogatoire», précisons-le, avait été incluse à cette charte en 1982, à la demande des provinces qui voulaient ainsi éviter de se retrouver avec un «gouvernement des juges», et permettre aux élus démocratiques de prendre des mesures qu’ils pouvaient juger nécessaires dans certaines circonstances. Était-ce l’une de ces circonstances? Il fallait agir, car ne rien faire équivalait à laisser toute la place aux souverainistes; ils en feraient un argument de premier plan pour remporter l’élection à venir au cours de l’année.


On nous accuserait de ne pas défendre la langue française dans la seule province au Canada où elle constituait la langue officielle.

Les ministres anglophones étaient évidemment vivement opposés à cette solution, on le comprend, et plusieurs nous avisèrent qu’ils ne pourraient pas l’appuyer. Dans notre système politique, le refus d’un ministre d’appuyer une politique du gouvernement l’obligeait à en démissionner.


De mon côté, bien que d’un comté presque entièrement francophone, j’hésitais à priver des citoyens de la protection de la Charte des droits et libertés adoptée à peine sept ans plus tôt à l’occasion du rapatriement de 1982.


Le débat au caucus fut particulièrement long et émotif. À la fin, on trancha en faveur du recours à la clause dérogatoire. Je m’y ralliai malgré mes réserves, rassuré qu’avant cinq ans, on trouverait une solution acceptable et qu’elle ne serait pas renouvelée.


Le gouvernement rendit sa décision publique avant les Fêtes. Et le résultat prévu se produisit. L’électorat francophone approuva, mais trois ministres de comtés anglophones démissionnèrent du gouvernement, dont Richard French, mon voisin au Conseil des ministres, avec qui j’avais lié un fort sentiment d’amitié.


Hormis la création d’un nouveau parti politique par des leaders anglophone sous le nom de «Parti égalité», l’année s’écoula plutôt calmement côté gouvernemental.

Du côté de l’opposition, Pierre-Marc Johnson, qui avait succédé à René Lévesque en 1985, fut poussé vers la sortie par une fronde interne et préféra démissionner en novembre 1987. Il fut remplacé par Jacques Parizeau, l’ancien ministre des Finances du gouvernement péquiste. À l’élection du 25 septembre 1989, le Parti libéral fut à nouveau élu avec 92 députés; le PQ en obtint 29. Et le 3e parti, le nouveau Parti égalité, fit élire quatre députés.


L’une des conséquences de ce résultat a été la diminution considérable des majorités libérales dans les comtés plus anglophones de la région de Montréal qui dépassaient souvent la barre des 20 000. De mon côté, je fus élu avec une majorité de 13 300 voix, ce qui, exceptionnellement pour un comté unilingue francophone de région, suffit pour obtenir la plus forte majorité des 125 députés de l’Assemblée nationale.


Ainsi le gouvernement libéral se sortait fort bien électoralement du jugement sur l’affichage de la Cour suprême, mais ajoutait un irritant supplémentaire pour obtenir la ratification des 10 provinces à l’accord du lac Meech.

Et le délai de trois ans s’écoulait inexorablement.


Le premier ministre Bourassa effectua un remaniement de son cabinet, comme c’est souvent le cas après une élection. À notre grande surprise, l’un des ministres remaniés fut Claude Ryan, qui passa de «ministre de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Science» à «ministre responsable de l’application de la Charte de la langue française, de la Sécurité Publique et des Affaires municipales».


C’est de ce nouveau poste qu’il proposa un compromis pour faire suite au jugement de la Cour suprême. Puisqu’elle confirmait la constitutionnalité de la prédominance du français, mais rejetait l’interdiction de l’anglais, il suggéra de maintenir le français à l’extérieur pour en préserver le visage français, mais de remplacer l’interdiction inconstitutionnelle de l’affichage intérieur par la prédominance du français selon le critère 2 pour 1 : le français devait occuper deux fois plus d’espace que l’anglais.


Comme prévu, les plus nationalistes des francophones, et les plus fédéralistes, s’en scandalisèrent pour des raisons contraires. Mais peu à peu, l’idée fit son chemin et fut par la suite considérée comme un compromis intelligent et acceptable par les deux communautés linguistiques. Et la clause dérogatoire, qui avait été invoquée en 1988, ne fut pas renouvelée cinq ans plus tard, en 1994. Le plus haut tribunal comprit, de son côté, que leurs jugements devaient dorénavant accorder un délai d’application suffisant pour éviter que des mesures suscitant la controverse, comme l’application de la clause dérogatoire, soient invoquées.


Il restait maintenant à faire entériner l’accord du lac Meech pour refermer la dispute constitutionnelle. Les nuages s’amoncelaient toutefois sur ce dossier. Le Manitoba ne l’avait toujours pas entériné. Terre-Neuve, après un changement de gouvernement, envisageait de s’en retirer, bien que plusieurs estimaient cette possibilité comme illégale. On ne se retire pas unilatéralement d’un accord signé.


Et l’ancien premier ministre du Canada, Pierre-Elliott Trudeau, était intervenu en sa défaveur. Il considérait qu’elle était un renforcement dangereux des pouvoirs des provinces au détriment du Canada.

Nous ne partagions évidemment pas son point de vue. Toutes les fédérations du monde connaissent des débats sur ce partage. Par exemple, le contrôle des forces armées relève évidemment du pouvoir central à qui incombe le maintien de l’ordre externe et interne; de même que le contrôle de la monnaie et celui du commerce international. En contrepartie, le contrôle de l’éducation élémentaire et secondaire est presque partout une responsabilité des provinces (ou des États), de même que la législation concernant les municipalités.


Mais tout n’est pas aussi clair sur l’ensemble des pouvoirs exercés par un gouvernement, d’autant plus que l’évolution de la société a fait apparaître de nouvelles préoccupations telle la protection de l’environnement, domaine complétement ignoré en 1867.


Et évidemment, les élus des deux paliers de gouvernement doivent donc en discuter périodiquement et faire les ajustements que cette évolution impose.


Il n’y a pas de solution unique ou parfaite comme l’illustre l’importante variété de partage des divers pouvoirs dans les fédérations démocratiques du monde.

En descendant en flammes l’accord du lac Meech de façon dogmatique, l’ex-premier ministre Trudeau mettait en péril l’harmonie nécessaire au bon fonctionnement du Canada et ouvrait la porte à la poursuite du débat acrimonieux que le rapatriement de la Constitution en 1982 avait entraîné.


Pourtant, il paraissait évident que l'échec de cette ratification placerait les fédéralistes du Québec dans une pire situation politique que si aucun accord n’était intervenu. Cette éventualité relancerait vigoureusement la cause de la souveraineté.


Mais il semblait bien que cette perspective n’ébranlait en rien l’opinion rigide de M. Trudeau.

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