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Photo du rédacteurRobert Dutil

Le conflit Taschereau-Lacroix

Dernière mise à jour : 29 avr. 2022

Le coup de poing.

Le manoir Taschereau à Sainte-Marie


Depuis le début de la grande crise en octobre 1929, la pensée politique d’Édouard Lacroix avait grandement évolué. Âgé de 42 ans en 1931, il était en affaires depuis plus de 20 ans au cours desquelles il avait traversé de nombreuses difficultés. En 1917, il avait même subi la ruine totale à la suite à l’aventure ontarienne.


Puis, par un retournement stupéfiant, il avait fait surgir de terre en seulement 12 ans, un empire forestier fructueux qui employait près de 7 000 personnes dans le Maine, la Beauce, le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie. Cette nouvelle réussite, il la devait à sa grande expérience, à ses nombreuses relations, et à ses idées avant-gardistes qu’il concrétisait grâce à son énergie herculéenne.


Mais, la grande crise l’avait à nouveau refoulé au bord du gouffre. Il se débattait pour sauver ses entreprises. Il s’inquiétait d’ailleurs tout autant de la situation de ses concitoyens qui l’avaient élu député fédéral de Beauce à deux reprises et qui vivaient eux aussi des temps difficiles. À la lumière de ses discours, on constatait ses préoccupations sociales.


Devant l’ampleur du désastre, Édouard Lacroix, était-ce par intuition, était-ce par expérience, doutait maintenant que l’économie se rétablis toute seule.

Les faillites prenaient de plus en plus l’allure d’une réaction à la chaîne. Pour arrêter cet effet, pour sortir de cette période de sous-emploi, elle avait peut-être besoin d’un coup de pouce ainsi que certains intellectuels le prétendaient de plus en plus souvent. Comme un moteur d’automobile noyé, il fallait peut-être un nettoyage et un redémarrage assisté pour la repartir.


Mais, ces idées se heurtaient à une doctrine solidement établie : l’État ne devait pas faire de déficit financier. Le député Lacroix s’était pourtant mis à douter également de ce dogme. Il était sensible à l’argument qu’au contraire, les gouvernements ne devaient pas équilibrer leurs revenus et leurs dépenses au cours de ces périodes, car, ce faisant, ils privaient l’économie de la liquidité nécessaire à la relance. Ils amplifiaient la récession. Quant à ceux qui craignaient la ruine de l’État si les gouvernements s’endettaient, les économistes argumentèrent bientôt que ceux-ci devaient prendre les mesures contraires lorsque l’économie roulait à plein régime, c’est-à-dire faire des surplus budgétaires qui permettraient de rembourser ces dettes. Les déficits en récession seraient ainsi compensés par des surplus en expansion.

Voilà indirectement ce qu’Édouard Lacroix plaidait auprès de celui qui dirigeait les destinées du Québec et qui avait le pouvoir de changer le cours des choses s’il le voulait. Mais il s’agissait là d’idées bien révolutionnaires que le Premier ministre du Québec ne partageait pas du tout. Et Édouard Lacroix de son côté ne se montrait pas très enthousiaste à appuyer ce politicien insensible à la situation du peuple.

Comme mentionnée dans la précédente lettre, l’approche de l’échéance électorale amena cependant Alexandre Taschereau à proposer une rencontre pour tenter de rallier celui que l’on appelait encore « King Lacroix », malgré ses déboires récents. Il accepta bien sûr d’y participer sans cependant se faire d’illusions sur des résultats improbables. Elle eut lieu au manoir Taschereau de Ste. Marie environ 1 mois avant les élections de 1931. Quelques organisateurs accompagnaient le premier ministre et le député. L’ambiance d’abord froide se réchauffa lorsque que M. Taschereau montra à son invité une photo prise à une date inconnue que les montrait tous les deux devant la chapelle Sainte-Anne à Sainte-Marie.

Il est difficile d’imaginer deux personnages plus différents physiquement qu’Édouard Lacroix et Louis-Alexandre Taschereau. Le député Lacroix faisait figure de géant à cette époque du haut de ses 6 pieds. Il était plus corpulent qu’auparavant, ce qui en ce temps-là reflétait la santé. Il avait surtout la réputation de posséder un caractère irascible.


Louis-Alexandre Taschereau était d’une taille moyenne, sans aucun embonpoint. On pouvait même le qualifier de maigre. Réputé tenace, il était toutefois plus diplomate que son vis-à-vis.


Alors au sommet de sa carrière et de son pouvoir, un cinquième mandat lui permettrait de dépasser la durée record de plus de 15 ans de son prédécesseur Lomer Gouin au poste de premier ministre du Québec.

Après ces quelques échanges, on en vint au vif du sujet. Les principales revendications du député Lacroix et de ses alliés y furent discutées. Contrairement à son appréhension toutefois, elles se déroulèrent calmement et, après quelques ajustements mineurs, furent acceptées facilement, par le premier ministre lui-même et ses accompagnateurs : oui aux allocations familiales, oui au régime fédéral de pensions de vieillesse, et surtout, oui au crédit agricole. Édouard Lacroix n’en revenait pas. Il était ébahi. La lumière de l’Esprit-Saint avait-elle éclairé subitement le cerveau de M. Taschereau comme Saint-Paul l’avait été sur le chemin de Damas? La réunion se termina beaucoup plus rapidement qu’initialement prévu. On scella le tout par une poignée de main. Et les participants reprirent le chemin de la campagne électorale muni de nouvelles munitions. La paix étant revenue dans le parti, tous mirent la main à la roue en vue de l’élection prévue le 24 août 1931 que les libéraux, forts de ces engagements, emportèrent effectivement haut la main en faisant élire 69 des 90 députés.

Édouard Lacroix laissa passer un peu de temps, mais il souhaitait, selon l’expression consacrée, battre le fer pendant qu’il est chaud. Aussi, à peine un mois plus tard, le 24 septembre 1931, il demanda à être invité au conseil des ministres à Québec afin de s’assurer du suivi des promesses faites. On n’osa évidemment pas lui refuser cette nouvelle rencontre.


Elle eut lieu au bureau du Premier ministre, dans l’édifice du Parlement de Québec. Aussitôt la réunion commencée, le premier ministre se plaignit des difficultés de gouverner en cette période trouble, puis, devant l’insistance de son invité demandant malgré tout d’aborder le sujet des promesses faites au cours du mois précédent, il se campa derrière des motifs déraisonnables pour ne pas les appliquer tout de suite. Quand notre député insista pour établir une échéance, le premier ministre tergiversa. La tension monta. Édouard Lacroix interpréta l’attitude du premier ministre comme un reniement des promesses faites avant l’élection. Il mit finalement manifestement en doute sa volonté de respecter sa parole.


Au paroxysme de la discussion, Alexandre Taschereau, excédé par ce député fédéral turbulent et de plus en plus irrévérencieux, finit par lui déclarer : « Vous savez bien, M. Lacroix, que tout ça, ce ne sont que des promesses électorales ».

Cette déclaration fut suivie de ce que l’on peut appeler un silence assourdissant. Le député n’en crut d’abord pas ses oreilles. Le premier ministre venait de lui avouer que non seulement il n’allait pas respecter son engagement, mais, si l’on décode bien sa réplique, qu’il n’avait jamais eu l’intention de le faire; qu’une promesse électorale n’était pas un engagement solennel; qu’elle pouvait être faite, puis retirée sans conséquence; que dans ce cas-ci, une politique qui aurait permis entre autres à des milliers d’agriculteurs de pouvoir reprendre leur souffle, de subvenir aux besoins de leur famille, sans être constamment menacés de perdre leur terre, était reniée.

Envahi par la colère, Édouard Lacroix se mit debout, leva le poing et l’abattit bruyamment sur le bureau devant lui. Puis il déclara au premier ministre d’une voix où perçait la vive émotion qu’il peinait à contrôler: « Puisque je découvre un mois trop tard ce que j’aurais dû voir dès le départ, je vous promets que vous me trouverez sur votre chemin à la première occasion. »

Le premier ministre, d’abord inquiété par ce geste violent, se ressaisit et demanda qu’on mette cet impoli à la porte, ce à quoi il ne résista pas. King Lacroix repoussa bruyamment sa chaise, se tourna vers la sortie et encadré des ministres chargés d’exécuter l’ordre d’expulsion du premier ministre, dont Adélard Godbout, il partit d’un pas pesant qui fit trembler le plancher de bois jusqu’à ce qu’il ait quitté l’édifice.

Bon débarras pensa sans doute Louis-Alexandre Taschereau. Nouvellement élu, il pouvait gouverner en toute tranquillité. Il aurait dû pourtant comprendre la férocité de la rancœur qu’il venait de planter au cœur de son invité. Mais même si on le lui avait dit alors, il n’en aurait pas fait grand cas tellement sa position de force politique dominait. N’avait-il pas les mains libres pour les quatre prochaines années? Une période amplement suffisante pour remettre à sa place ce fils de meunier.

Le temps lui apprit pourtant que le plancher politique allait lui aussi trembler fortement sous ses pieds jusqu’à la fin difficile de sa carrière sous les coups acharnés de ce personnage remuant et rancunier. Édouard Lacroix ne laissa plus jamais à Louis-Alexandre Taschereau l’occasion d’oublier le reniement de sa promesse et le coup de poing sur le bureau qui avait suivi sa trahison.



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