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Photo du rédacteurRobert Dutil

Guerre et paix - Bas les armes

Dernière mise à jour : 6 sept. 2022

Bertha Von Suttner, prix Nobel de la paix 1905


Le livre intitulé « Bas les armes » de l'autrice Bertha Von Suttner est paru en allemand en 1889 et fut rapidement traduit en plusieurs autres langues. L'œuvre a longtemps été la plus importante de la littérature engagée contre la guerre. Son autrice ne semblait pourtant pas destinée à devenir une pacifiste de renommée mondiale.


Née en 1843 en Autriche d’une famille de noblesse ancienne du nom de « Kinsky », son éducation ne fut pas très élaborée comme c'était le cas de la plupart des femmes de cette époque, mais cette jeune fille débordait de curiosité et de talents. Elle apprit le français et elle développa le chant. Dans la période où sa famille vécut près de Vienne, elle eut accès aux livres de son importante bibliothèque qu’elle dévorait. Elle lut entre autres Ruy Blas et Marie Tudor de Victor Hugo, Jane Eyre de Charlotte Brontë et La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe publié en 1852.


Dans ces sources variées, elle développa son intérêt pour d'importantes causes: le combat contre les injustices qu’il s’agisse de l’inégalité entre les hommes et les femmes, le racisme, l’esclavage; et le goût des sciences.


Mais la situation financière de sa famille se détériora. Sa mère perdit une bonne part de sa fortune et leur maison de Baden dû être vendue. C’est le moment où Bertha Kinsky réalisa leur difficile situation. Elle voulait parcourir le monde, exercer un travail. Elle qui maîtrisait parfaitement le français, l’anglais et l’italien, qui possédait d’exceptionnels talents musicaux, elle souhaitait être utile, briller dans le monde. Ainsi décida-t-elle en 1873 d’accepter un emploi et entra au service de la famille Suttner comme éducatrice de 4 filles adolescentes. C’est là qu’elle rencontra Arthur Gundaccar Von Suttner. Elle avait 30 ans, il en avait 23. Malgré cette différence d’âge, ils tombèrent amoureux. Les Von Suttner le découvrirent, ne l’acceptèrent pas et se départirent des services de Bertha.


Cette dernière qui possédait un esprit d’indépendance peu commun décida alors de se trouver elle-même un nouvel emploi et, par un curieux hasard, découvrit dans les journaux une petite annonce qui se lisait ainsi : « M. très riche, très cultivé, d’un certain âge, vivant à Paris, recherche dame, connaissant les langues, également d’un certain âge, pour être sa secrétaire et veiller à son ménage ». Elle y répondit. Par retour du courrier; le monsieur en question lui offrit de l’embaucher. Il s’agissait d’un certain Alfred Nobel, dont elle ignorait alors tout.


Elle se rendit donc à Paris en 1876 pour cet emploi qui aura une influence durable sur toute sa vie de même que sur celle de Nobel, le fameux inventeur de la dynamite. Ils étaient tous les deux polyglottes. Lui de langue maternelle suédoise et russe, parlait également allemand, anglais et français. Elle s’exprimait en allemand, français, anglais et italien. Et tous les deux étaient d’une curiosité insatiable.


Entre eux s’établit rapidement une relation de confiance et de respect mutuels. Nobel lui montra même le manuscrit d’un très long poème qu’elle trouva magnifique. Il lui confia de plus qu’il commençait à se poser un certain nombre de questions quant à l’usage de ses inventions, tout particulièrement dans les zones de conflits. Il rêvait alors à la création d’une matière ou une machine capable de produire un effet si effroyable, si massivement destructeur que les guerres en deviendraient par là même impossibles.


Cette position la laissa perplexe. Elle doutait de son raisonnement. Elle pensait déjà alors que les hommes ne cesseraient pas les hostilités malgré les conséquences désastreuses de l'usage d'armes de plus en plus destructrices.


C’est cependant lors de ce séjour à Paris que Bertha fit une découverte qui l’enthousiasma : par l’intermédiaire d’un ami, elle apprit l’existence à Londres de la « International Peace and Arbitration Association ». L’association se fondait sur deux éléments. Le premier concernait l'établissement d'un système de justice des peuples dans le but d’éradiquer la guerre en mettant en place un tribunal international décisionnel. La seconde visait le désarmement généralisé. La force de cette organisation résiderait dans la puissance d’une opinion publique suffisamment éduquée et organisée.


Il existait une contradiction fondamentale au développement de la civilisation occidentale à la fin du 19e siècle : d’un côté on travaillait en faveur du progrès pour le bien et le bonheur de l’humanité, mais de l’autre, les fruits de cette industrie et de ce travail étaient en permanence investis dans la guerre, ce qui anéantissait ces progrès. Voilà la question: comment remédier à cette autodestruction?


La vie de notre héroïne fut cependant de nouveau bouleversée. Le travail à Paris devait se poursuivre sans Nobel qui dû retourner dans son pays pour ses affaires. Quant à elle, elle décida d'aller rejoindre son amoureux, Arthur Gunaccar à Vienne où, en juin 1876, ils se marièrent discrètement puis prirent un train pour le Caucase. Les parents du jeune homme le déshéritèrent. Nos amoureux s’installèrent à Tbilissi, la capitale de la Géorgie. Une aventure qui dura 9 ans.


Son jeune mari écrivait déjà des textes qui trouvaient preneur pour publication. Bientôt Bertha se mit également à l’écriture. Ses nouvelles envoyées pourtant anonymement ou sous un pseudonyme à diverses publications de Vienne furent, à sa grande surprise, acceptées et publiées. Elle les signa plus tard sous son nom d’épouse: Bertha Von Suttner.


Rapidement non seulement ces revenus comblèrent les besoins nécessaires à leur vie d’exilés, mais l’écriture devint pour les deux un métier. Nos auteurs prirent le chemin du retour en 1885, mais dans la situation plus confortable d’écrivains établis. Ils se réconcilièrent avec la famille Von Suttner.


Ce retour lui permit aussi de renouer avec ses contacts, et plus particulièrement avec Alfred Nobel qu’elle revit lors d’un séjour à Paris. Elle apprit de quelles armes nouvelles et redoutables on disposait à ce moment. Mais Alfred Nobel maintenait toujours que la terreur générée par ces puissants armements suffirait à empêcher tout déclenchement de guerre. Il affirmait qu’un homme qui invente un effroyable explosif fait plus pour la paix que mille apôtres charitables. Il décrivait « l’équilibre de la terreur » avant le terme. Mais elle ne partageait pas cette opinion. Ils restèrent néanmoins en contact par les nombreuses lettres qu’ils échangèrent jusqu’à la mort de ce dernier en 1896.


Tout en poursuivant son travail d’écriture, elle continuait son étude et ses réflexions sur le rejet de la guerre et assista en 1891 aux débats qui précédèrent la fondation de la Ligue de la paix à Venise.


C’est au cours de cette période, en 1889, qu’elle publia « Bas les armes ». Était-ce un roman? Elle-même ne lui donna pas cette étiquette. Elle le baptisa « Histoire de vie ». Ce récit s’apparentait à la littérature d’engagement, mais semble inclassable. Il est à la fois essai philosophique, chronique de l’histoire ou notes de lecture. Elle y décrit la guerre sous son véritable jour : l’horreur et la bestialité. Elle démolit la guerre idéalisée en héroïsme historique. « Le zèle des batailles n’est pas quelque chose de surhumain, mais bien de sous-humain – le réveil de la bestialité. » À travers les yeux de son héroïne, témoin direct du champ de bataille, elle dénonçait la guerre et ses réalités, les atrocités du front, les trains bondés de blessés, les campagnes dévastées, les hôpitaux débordés. « Bas les armes ». On devait remplacer cette barbarie par le respect du droit des peuples, l’établissement d’un tribunal international d’arbitrage, la convention de Genève généralisée.


Ce livre devint rapidement un des grands succès du 19e siècle, et pas seulement dans les pays germaniques. L’ouvrage fut en effet traduit immédiatement en douze langues. Alfred Nobel le qualifia « d’admirable chef-d’œuvre ». Léon Tolstoï, le grand écrivain russe de « Guerre et Paix » lui écrivit : « … J’apprécie beaucoup votre œuvre et l’idée me vient que la publication de votre roman est un heureux pronostic. L’abolition de l’esclavage a été précédée par le fameux livre d’une femme, de Mme Beecher Stowe; Dieu donne que l’abolition de la guerre le fût par le vôtre… »


Dès lors, notre autrice prônant un message universel contre la guerre décida d’intervenir dans le domaine public. L’arbitrage devint la solution préconisée. Pour y arriver, il serait souhaitable qu’existent des unions douanières, des tarifs unifiés, une plus grande facilité du transport par chemin de fer et par bateau, la réciprocité du crédit, des moyens de circulation et ainsi de suite.


Mais y a-t-il une seule grande puissance qui souhaitait réduire volontairement son arsenal militaire? Non seulement elle profitait à l’industrie nationale; elle était aussi l’instrument nécessaire à l’équilibre de la terreur. Les grandes puissances de l’époque rêvaient de revanche, d’expansionnisme, de conquêtes coloniales. Il était impossible politiquement de supprimer la guerre. Mais il était tout aussi impossible, face aux effrayants progrès des armes, de déclencher sciemment une conflagration désastreuse. On était donc arrivé, dans un climat de peur réciproque, à cette contradiction aberrante où on ne peut ni arrêter le processus de guerre ni l’enclencher.


L’humanité était donc acculée à la destruction totale si elle ne parvenait pas à dépasser le nationalisme des petits groupes, à surmonter l’égoïsme national des États et à affirmer le droit à la paix des peuples à passer d’une paix incertaine, à une paix assurée, à un état de paix permanente.


Tous ne partageaient toutefois pas son enthousiasme. Pour certains, la guerre maintenait la quantité des populations à un niveau acceptable, faute de quoi il y aurait multiplication de leur nombre dans une proportion insoutenable; sans quoi, il pourrait manquer de nourriture; sans quoi, il pourrait manquer de travail pour tous. Cette opinion ne manquait malheureusement pas d’adeptes.


Malgré toutes ses occupations, dont la gestion de son importante correspondance, elle devint vice-présidente du Bureau international de Berne en 1892. Elle devint aussi une habituée des chemins de fer et des grands paquebots transatlantiques. Son travail au sein du Bureau international de la paix dura 22 ans, 17 ans au poste de vice-présidente et 5 ans comme présidente d’honneur. Elle travailla de plus à préparer ce qui deviendra l’événement majeur de la décennie, la conférence de La Haye en 1899. Entre-temps, Alfred Nobel mourut en 1896.


De son côté, elle ne se faisait pas d’illusions sur les faibles résultats obtenus à ce jour. Elle dira: « parfois nous ne voyons que le petit bout de route sur lequel il convient d’avancer d’un pas, ce qui un jour est plus utile que la contemplation immobile et ravie du but ». Elle déplore « la manifestation de l’alliance incoercible du militaire, du nationalisme et de l’antisémitisme » ou comme elle le précise dans cette même note : « les partisans de l’autorité, les persécuteurs de la race sont dans le même camp dans le monde entier ». On l’appela de plus en plus, ironiquement, la « Don Quichotte de la paix ».


Cette conférence de La Haye était fermement appuyée par le Tsar de Russie lui-même. Il s’opposait à un armement à outrance trop onéreux pour le budget des États, qui d’ailleurs produisait des armes rendues désuètes par les progrès de la science. De plus, cette même science délaissait de ce fait d’autres domaines plus importants pour la société. Enfin le monde vivait dans le danger permanent de cette surabondance d’armes de guerre.


Le Tsar y préconisait donc 2 points essentiels: le désarmement et la reconnaissance du principe de l’arbitrage entre les nations par la mise en place d’une cour permanente d’arbitrage exécutoire dont le siège sera à La Haye. Mais ces idées se heurtèrent à l’opposition de l’Allemagne. Elle refusait l’idée d’un arbitrage obligatoire et plus encore, celle de décisions contraignantes. Soucieux d’aboutir à au moins un résultat positif, les membres de cette commission parvinrent à mettre sur pied une cour permanente d’arbitrage, mais à compétence et à sentence facultatives.


La conférence de La Haye ne fut pas tout à fait un échec, mais était loin d’un succès. Elle fit alors de sombres prédictions : « ne parlons plus en images… inimaginable est la souffrance qui s’entasse dans les greniers de la haine et de la bêtise. La guerre, je la vois venir… une végétation luxuriante de fer et d’explosifs, et l’eau n’est pas épargnée, de monstrueux navires de combat cuirassés, des torpilleurs, et l’air lui-même n’est pas certain de ne pas être traversé par des ballons-mitrailleurs et des bataillons de la mort volants… Oui, je la vois venir cette terrible tragédie. »


Elle cita les paroles d’une rencontre qu'elle avait eu à Washington avec le président Théodore Roosevelt en 1902 : « il faut instaurer le temps où le juge entre les peuples ne sera plus le glaive »


Son mari décéda à peine âgé de 53 ans en 1902. Elle n’en continua pas moins à parcourir inlassablement l’Europe et l’Amérique et à écrire. Bientôt, la candidature de Bertha Von Suttner pour l’attribution du Nobel de la paix, prix dont elle avait été l'instigatrice auprès d'Alfred Nobel lui-même, devint une cause publique internationale. On le lui décerna enfin en 1905 alors qu’elle était en tournée de conférence en Allemagne. Sa tournée se transforma en triomphe.


Ce prix était décerné depuis 1900 à celui ou à celle qui aurait fait faire à l’Europe le plus grand pas vers les idées de pacification générale. C’était le premier prix Nobel de la paix attribué à une femme. Et seulement le deuxième prix Nobel attribué à une femme, après celui de physique de Marie Curie en 1903.


En 1906 dans le discours qu’elle tient à Christiania lors de la remise du prix, elle déclara : « les représentants du pacifisme sont certes conscients du peu d’importance de leur pouvoir d’influence personnel… mais ils n’ont aucune modestie en ce qui concerne la cause qu’ils servent. »


Henry Dunant, 1er récipiendaire du prix Nobel de la paix, pour avoir fondé la Croix-Rouge, lui écrivit: « Ce prix, chère Madame, est votre œuvre, car c’est grâce à vous que Monsieur Nobel a été introduit dans le mouvement de la paix et c’est grâce à votre force de persuasion qu’il en est devenu le bienfaiteur. »


Mais pour elle, le pacifisme reposait sur une notion simple : il n’est pas question d’aménager la guerre, de « l’humaniser » en quelque sorte. Voilà le reproche qu’elle adressait à Henry Dunant, coupable à ses yeux, en créant la Croix-Rouge, d’avoir admis la guerre comme une fatalité. Elle dit un jour à Stéphan Zweig, jeune auteur autrichien devenu célèbre par la suite: « je sais que vous me prenez pour une folle. » Et elle ajouta ironiquement : « que Dieu fasse que vous ayez raison »


Parmi ses dernières publications, il y eut ses mémoires qui remportèrent un énorme succès. Elle mourut le 21 juin 1914, huit jours avant l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie et de son épouse à Sarajevo qui allait déclencher la première Guerre mondiale de 1914-18. Ce fut un carnage à la démesure qu’elle avait prédit. L’humanité s’y enfonça dans le conflit le plus meurtrier de son histoire.


Si parfois on se souvient de ce premier prix Nobel de la paix au féminin, qui sait encore aujourd’hui qu'il fut le fruit d’un dialogue passionné direct puis épistolaire, entre Alfred Nobel le roi de la dynamite, inventeur du plus redoutable des explosifs à un moment d’intense armement généralisé et une baronne autrichienne, convertie à la cause de la paix universelle, qu’il appelait affectueusement « l’amazone de la paix qui fait si vaillamment la guerre à la guerre ».



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1 Comment


lelab44
lelab44
Dec 20, 2021

Vous m'instruisez à chaque fois. Je m’en couche éclairé, pour ne pas dire moins niaiseux.

Je vous lis à chacun de vos courriels, que j’apprécie.

Il y a des années, en manque de connaissances sur la démocratie suite à quelques lectures des plus nobles, chez le marchand de livres usagés près de chez-nous, un des votres m’a séduit par son titre du coup : La Juste Inégalité : Essai sur la liberté, l'égalité et la démocratie.

Je pense avoir fait un bon placement à 6,00$, au point où j’en ai acheté un deuxième que vous avez autographies; au cas ou ou pour un ami !

Ensuite, j’ai eu la curiosité d'aller lire Nanatassis puis Héritage pour mieux vous connaître. Ça…


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