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Photo du rédacteurRobert Dutil

King Lacroix

Dernière mise à jour : 23 avr. 2022

L’ascension d’Édouard Lacroix

Il avait bâti en seulement 12 ans un empire forestier…


Édouard Lacroix, mon grand-père maternel, est né le 6 janvier 1889 à Sainte-Marie-de-la-Nouvelle-Beauce. Il était le 4e enfant du meunier André Lacroix et d’Amanda Théberge. Sa famille vit naître 13 enfants dont 9 vécurent jusqu’à l’âge adulte. Dès leur plus jeune âge, tous devaient participer aux corvées de la ferme. L’éducation scolaire ne dispensait alors que le strict minimum : apprendre à lire, à écrire, à compter et, bien sûr, recevoir l’instruction religieuse catholique. Peu avant l’adolescence, les garçons devaient travailler à temps plein pour aider matériellement leur famille.


Édouard eut la chance d’avoir une jeune institutrice, Jeanne Lessard, qui avait remarqué sa vive intelligence et sa ferme volonté d’apprendre. Elle parvint à prolonger ses études de 2 ans. À l’âge de 14 ans toutefois, il quitta la maison familiale. Il devient bagagiste au « Québec Central Railway », ce qui entraîna de fréquents voyages en train entre Lévis et Sherbrooke. L’année suivante, à 15 ans, il traversa la frontière pour un emploi au « Maine Central Railroad ». Il se rendit à maintes reprises à Portland, Manchester, Boston, Providence, New Haven, là où de nombreux francophones vivaient et s’assimilaient à la majorité anglophone. Leurs nombreux enfants leur valaient le titre de « Chinois de l’Est ». À 16 ans, il décida d’aller s’installer à Manchester. Il y devint ouvrier dans une usine locale qui transformait le coton, 12 heures par jour, 6 jours par semaine. Mais bientôt, il fit valoir sa connaissance de l’anglais et du calcul pour obtenir une mutation à l’expédition. Malgré cette promotion, il détestait être enfermé dans une usine et la quitta à l’automne 1906.


À cette époque, il rencontra Anatole Lacroix avec qui il n’avait toutefois aucun lien de parenté. Celui-ci l’amena à s’engager comme bûcheron pour les 6 mois suivants dans la forêt du Maine.


Il s’agissait d’un métier épuisant, mais à la mesure des capacités du grand gaillard qu’il était devenu.

Il sortit du chantier au printemps avec la coquette somme de 360. $ Il retourna alors dans sa famille à Sainte-Marie, habillé de neuf avec des cadeaux pour sa mère et ses sœurs.


En 1907, il découvrit le télégraphe dont les gares faisaient grand usage. Il comprit qu’avec la pratique, on pouvait décoder les messages télégraphiques à l’oreille. Il comprit également que ces messages étaient une source intarissable d’information d’affaires. Il décida donc d’y trouver un emploi et offrit ses services à la gare de Saint-Georges. Il n’y avait pas de poste disponible. Peu lui importe. Il offrit ses services gratuitement. Il effectua toutes les tâches qui devaient être faites avec énergie, mais surtout, il multiplia les contacts. En juillet 2008, il postula et obtint le poste de chef de gare de Disraëli où il continua à apprendre le métier.


Mais, à cette époque, Édouard Lacroix considérait que sa formation laissait à désirer. Il apprit qu’il pouvait suivre une formation de 6 mois à Antigonish, en Nouvelle-Écosse, au « St-Francis Xavier College », école dirigée par un leader dynamique, James J. Tompkins. Il quitta donc Disraëli en se faisant remplacer par un ami compétent, J.L. Demers, et prit le chemin du collège où il put perfectionner sa connaissance de l’anglais, et apprendre la tenue de livres, la sténographie et la dactylographie. Le directeur Tompkins lui apprit entre autres que :


« un homme éclairé ne peut être dominé, mais deux devoirs lui incombent; se faire respecter et ne contrôler que lui-même. »

C’est une leçon qu’il intégra profondément.


Le directeur fut lui-même impressionné par ce grand gaillard de six pieds, à la carrure athlétique et au faciès qui laissait soupçonner des origines en partie amérindiennes. Il en avait les pommettes saillantes, les yeux légèrement bridés, les lèvres charnues et la chevelure ébène. Il dépassait la plupart de ses contemporains d’une tête. Mais le plus impressionnant pour le directeur était la maturité de ce jeune homme d’à peine 20 ans, et sa volonté ferme de mettre tous les efforts nécessaires pour atteindre les buts qu’il s’était fixés.


Il passa la saison hivernale suivante à travailler en Gaspésie où il put constater que la négligence des employeurs envers leurs employés n’était pas réservée aux Américains. Le manque d’hygiène, y compris dans la conservation de la nourriture, était scandaleux. Il fut en particulier témoin d’un empoisonnement alimentaire qui laissa des employés avec un effroyable mal de ventre et sans forces pour travailler. Le contremaître les avisa tous que les absents ne seraient pas payés, mal de ventre ou pas. Édouard Lacroix intervint, demandant aux employés malades de ne pas bouger. Il se rendit au bureau dudit contremaître, et, après un coup de poing sur la table, affirma que c’était à l’employeur de porter le poids de sa négligence. Deux heures plus tard, la compagnie fit amende honorable et céda. Le jeune géant avait imposé le respect. Il l’avait fait pour la première fois; ce ne serait pas la dernière. Ainsi commença sa légende qui se répandit peu à peu au fur et à mesure de ses exploits.


Au printemps 2010, il était de retour à Saint-Georges où il travailla à la gare. Il y rencontre Charles Howard, un important commerçant de bois qui attendait avec impatience et mauvaise humeur, un important télégramme. Édouard Lacroix n’accepta pas d’être ainsi traité. Il exigea le respect. Puis il l’informa des mauvaises nouvelles de son télégramme qu’il déchiffrait au son au fur et à mesure. Et en plus, il commenta les raisons des mauvais résultats de ses émissaires auprès des agriculteurs de la région. Il alla même jusqu’à suggérer la façon dont il devrait procéder. Howard, calmé et impressionné par ce jeune homme à la carrure de bûcheron, lui proposa de l’embaucher pour aller régler ces questions, ce qu’il fit à la grande satisfaction de ce dernier. Il demanda à la jeune femme qu’il fréquentait alors, la belle Anna Poulin, d’attendre son retour. Elle accepta. Ils se marièrent l’année suivante.


Cette même année, Édouard Lacroix se lança en affaires dans ce qu’il connaissait le mieux, le commerce du bois.

Il fournit son temps et son talent à son associé, Béloni Poulin qui investit l’argent nécessaire. Les profits furent partagés 50-50. Au printemps 1912, ils suffisaient à rembourser le total de l’emprunt.


Mais en 1913, il se laissa entraîner dans l’aventure de la colonisation du nord de l’Ontario dont un curé faisait la promotion, une aventure périlleuse où d’autres familles de la Beauce le suivirent. Il y mit toute son énergie et toutes ses économies, mais leurs efforts furent anéantis par les nombreux incendies qu’ils eurent à subir. Ils revinrent à Saint-Georges, tous ruinés, à l’automne 1916. Son père et sa mère étaient décédés entre-temps, laissant 3 jeunes enfants dont l’éducation était à compléter.


À 27 ans, Édouard Lacroix dut repartir à zéro. Il douta de lui pour l’une des seules fois de sa vie.

Devait-il devenir tout simplement agriculteur? C’est Anna qui lui remonta le moral. Elle serait agricultrice si nécessaire, mais, lui, il devait se relancer en affaires malgré la désastreuse situation actuelle.


Puis le vent tourna et les événements se succédèrent qui contribuèrent bientôt à sa réputation de géant sans peur et d’homme d’affaires au flair sûr. La rivière Chaudière déborda en janvier 1917, emportant tout sur son passage. Il navigua en chaloupe sur ce cours d’eau déchaîné, au péril de sa propre vie, pour arracher quelques habitants à la noyade. Il vint près de s’y noyer lui-même. Ses exploits finirent par être connus par l’intermédiaire des journaux locaux. On le surnomma bientôt « le lion de la Chaudière ». Mais au même moment, l’un de ses enfants, Marcel, mourut de méningite.


Malgré ces épreuves, il acheta l’année suivante une scierie appartenant à Charles Howard située à Sainte-Lucie, un petit village situé à 50 kilomètres de Saint-Georges, près de la frontière du Maine. Il fit couper du bois et lui en vendit 2 500 cordes, réalisant un profit de 12,500 $. Ses affaires étaient relancées.


Il entreprit alors des négociations avec l’entreprise américaine la « Great Northern ». Les forêts américaines plus au sud avaient été rasées et l’entreprise devait dorénavant s’approvisionner plus au nord, territoires que les Américains connaissaient peu. Grâce à ses observations au cours de sa jeunesse, Édouard Lacroix avait deviné depuis longtemps que ce jour viendrait. Il devint leur allié indispensable pour y couper le bois nécessaire et le livrer par flottage sur les cours d’eau à un prix concurrentiel, car il pouvait embaucher facilement les francophones du Québec qui le connaissaient de réputation et lui faisaient confiance.


Malgré la baisse d’activité économique qu’entraîna la fin de la guerre et la grippe espagnole qui se répandit dans le monde, il développa ses opérations à la vitesse grand V. En 1921, il obtint de la Great Northern un contrat de 10 000 cordes de bois par années pendant 4 ans. Il avait acheté les droits d’exportation de John Breakey. Le problème consistait à amener ce bois de la forêt canadienne en Beauce à la rivière Penobscot, question qu’il résolut de façon fort créative malgré le scepticisme de son entourage : tout le bois coupé au cours de l’hiver fut jeté dans le lac Portage au Canada qu’il suréleva par un barrage, et au printemps, il le fit sortir du lac par un couloir artificiel fabriqué de bois, large de 2,5 mètres et long de 8 kilomètres. Ce corridor passait au-dessus de la frontière canado-américaine et se jetait dans la rivière Penobscot. Il économisa ainsi 4 $ la corde.


Cette seule opération lui valut un bénéfice de 140 000 $ sur l’ensemble du contrat, bénéfice immédiatement réinvesti dans la croissance exponentielle de ses affaires.

Il acheta vers cette époque toutes les terres à bois qu’il put dans le nord du Maine. Ces terres appartenaient à des individus dont les ancêtres, semble-t-il, en auraient hérité des soldats de Georges Washington après la guerre d’indépendance de 1783. Elles remplaçaient la solde que l’armée américaine n’avait pas été en mesure de leur payer. C’est ainsi qu’il devint rapidement l’un des plus gros propriétaires terriens du nord du Maine.


Il devint si populaire dans la Beauce qu’on lui proposa de briguer les suffrages comme député de Beauce aux communes en 1925. Il avait refusé antérieurement de se lancer en politique. Cette fois-ci, il accepta et, à 36 ans, fut élu avec une immense majorité. Ce poste ne l’empêcha toutefois pas de poursuivre sur sa lancée en affaires, car à cette époque, le parlement ne siégeait qu’environ 3 mois par année et en hiver.


Dans l’intervalle, il avait obtenu entre autres un important contrat dont le prix atteignait 12 $ la corde à condition de livrer dans des délais relativement courts. Il portait sur 75 000 cordes de bois par année pour une période d’un minimum de 3 ans. Près de 8 fois plus gros que celui du Lac Portage. Pour le réaliser de façon profitable, il dut faire preuve d’encore plus d’audace en construisant un chemin de fer de 20 kilomètres en plein bois, en relevant les eaux de plusieurs lacs par un barrage, et en flottant le bois à contre-courant grâce aux vents contraires dominants . Parvenu au rail qu’il avait construit une douzaine de kilomètres plus hauts, le bois était chargé sur les wagons qui le transportaient jusqu’au lac Chesuncook, traversant la séparation des eaux et, de là, le remettant à l’eau. Cette organisation coupait substantiellement la durée du flottage.


L’imagination d’Édouard Lacroix et son énergie semblaient sans fin. À cette époque, il acheta un ranch dans l’ouest pour le fournir en chevaux pour ses chantiers. Il acheta d’importants terrains en Gaspésie. Il eut l’opportunité d’acquérir des moulins à bois au Nouveau-Brunswick. Il mécanisa ses chantiers avec les machines à vapeur les plus modernes de l’époque. Il investit des millions de dollars et s’endetta en conséquence, mais les résultats financiers étaient excellents.


Et en 1926, il fut élu député une seconde fois avec une majorité record. En 1928, il décida même avec quelques concitoyens de Saint-Georges de bâtir une usine de lainage, la « Saint-George Wollen Mill », pour pallier le manque de vêtements de ses ouvriers. Il y investit 200 000 $.


Au sommet de son empire en 1929, il dirigeait un groupe d’entreprises qui embauchait près de 7 000 travailleurs.


Depuis son cuisant échec de 1917 en Ontario qui l’avait laissé complètement ruiné, il avait bâti en seulement 12 ans un empire qui le faisait l’égal des plus importants hommes d’affaires du Canada.

En 1929, ses chantiers étaient les mieux organisés; il y fournissait la meilleure nourriture à ses employés et ils disposaient de la meilleure machinerie disponible dans le monde. Il était alors adulé par ses concitoyens. Ceux-ci le surnommèrent d’ailleurs de façon encore plus évocatrice que « le lion de la Chaudière ». Pour eux, Édouard Lacroix était devenu « King Lacroix ».



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