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Photo du rédacteurRobert Dutil

La coalition Gouin-Duplessis

Dernière mise à jour : 29 avr. 2022

Le partage des comtés entre les deux partis

Paul Gouin et Maurice Duplessis en août 1935



Après la fondation de l’Action libérale nationale (ALN) lors d’un grand congrès organisé à Saint-Georges de Beauce en août 1934, et le choix de son chef, Paul Gouin, chaque camp affûtait sa stratégie en vue de l’élection à venir.


Le premier ministre, s’appuyant sur sa grande expérience, ne manifestait aucune inquiétude. Son opposition était maintenant divisée en deux partis, ce qui lui permettrait de se faufiler entre les deux. Personne ne jouissait d’une aussi grande expérience que lui. Il en était à sa sixième campagne électorale comme chef du parti libéral.


Chez les organisateurs de l’ALN, la confiance semblait tout aussi solide, malgré leur inexpérience. L’actuel gouvernement ne battait-il pas des records d’impopularité? Du côté du parti conservateur cependant, dirigé depuis peu par l’avocat trifluvien et député de la circonscription de Trois-Rivières, Maurice Duplessis, on sentait une inquiétude bien compréhensible quand on connait l’histoire de ce parti qui n’avait plus occupé le pourvoir depuis 1897, c’est-à-dire depuis près de 40 ans. L’imposition de la conscription à tous les Canadiens en âge de servir sous les drapeaux pendant la Grande Guerre 1914-18 par le grand frère conservateur d’Ottawa plombait encore leur popularité au Québec.


De plus, notre système de votation « uninominal à un tour » provoque souvent des résultats comportant d’importantes distorsions, surtout dans une situation où plus de deux partis crédibles sollicitent les suffrages des électeurs. Cette élection pouvait en être une illustration. Dans une lutte à trois, un peu plus du tiers des suffrages pouvait suffire à l’emporter, si les deux autres partis se partageaient à peu près également les appuis restants. Et, constat que Maurice Duplessis semblait avoir parfaitement assimilé dès cette époque bien qu’il n’en était qu’au début de sa longue carrière, le parti au pouvoir possédait des leviers importants pour influencer l’électorat en sa faveur. Le parti libéral au Québec détenait ces leviers d’autant plus solidement qu’il régnait en maître sur la province depuis fort longtemps. Le chef conservateur craignait donc que la division des votes favorise les libéraux.


Aussi, pour empêcher le parti libéral de se faufiler entre l’ALN et les conservateurs, ces derniers négocièrent-ils une entente originale. On la nomma « la coalition Duplessis-Gouin ».

Lorsqu’elle fut connue, Louis-Alexandre Taschereau la ridiculisa en déclarant : « Un tel mariage ne peut se terminer que par un divorce prompt et éclatant » tellement les points de vue des deux groupes étaient différents. À son avis, elle ne survivrait pas jusqu’à l’élection qui allait bientôt être déclenchée.


Il se trompait. Elle survécut. Le premier ministre avait sous-estimé la méfiance, la haine même qu’il avait suscitée par sa volte-face en 1931 en reniant certaines promesses, dont surtout celle de la mise en place du crédit agricole. Il fallut bien sûr plusieurs discussions avant qu’elle n’obtienne l’accord de l’ALN et du PC (Parti Conservateur), mais la méfiance des opposants au parti libéral dépassait leurs divergences d’opinions.


En voici l’essentiel. Les deux partis allaient se répartir les candidatures dans les 90 comtés. L’ALN en présenterait 60 et le PC, 30, de façon à n’avoir qu’un seul candidat par comté pour les 2 partis dans les 90 comtés. En cas de victoire, c’est-à-dire dans la situation où les députés élus de l’entente dépasseraient 45, le parlement choisirait Maurice Duplessis comme premier ministre, ce qui paraissait logique puisqu’il avait une bonne expérience du processus parlementaire et siégeait déjà au Parlement. Quant à Paul Gouin, le chef de l’ALN, il nommerait 5 des 9 ministres du cabinet.


Édouard Lacroix hésitait à appuyer un tel arrangement. En premier lieu, il semblait convaincu que l’ALN pouvait obtenir à elle seule la majorité des députés étant donné l’impopularité de premier ministre Taschereau à ce moment-là, et cela malgré la division des votes. En second lieu, il se méfiait de Maurice Duplessis, non seulement à cause des politiques beaucoup plus à droite des conservateurs, mais aussi parce qu’il avait bien compris que Maurice Duplessis se méfiait davantage de lui, Édouard Lacroix, que le contraire.


Édouard Lacroix qui était toujours député libéral de Beauce à Ottawa avait le potentiel pour remplacer éventuellement Louis-Alexandre Taschereau comme chef des libéraux provinciaux. Si une telle éventualité se produisait, le puissant beauceron deviendrait alors un adversaire redoutable.

C’est pourquoi Maurice Duplessis cherchait à éloigner King Lacroix et à se rapprocher de Paul Gouin, un être humain remarquable et un gentleman, mais, dans l’arène politique où tous les coups sont permis, un dirigeant beaucoup trop naïf. Comme Anna Poulin, l’épouse d’Édouard Lacroix, le lui avait dit indirectement en confidence juste avant la consécration de Paul Gouin comme chef de l’ALN, ce dernier ne survivrait pas longtemps devant un féroce politicien comme M. Duplessis.


Mais au-delà de ces craintes bien réelles, il y avait un aspect que même Louis-Alexandre Taschereau avait sous-estimé : la rancœur que ressentait Édouard Lacroix envers lui était en plus fondée sur un réel et profond désaccord quant au rôle que devait jouer un gouvernement moderne dans l’économie. Alexandre Taschereau prônait le laisser-faire qui avait, à son avis, donné de bons résultats dans les crises antérieures. Édouard Lacroix estimait que l’intervention gouvernementale dans la société d’aujourd’hui était dorénavant absolument nécessaire pour sortir de cette crise épouvantable et éviter les prochaines. Leurs positions étaient devenues irréconciliables. Ils ne partageaient pas la même vision sur cet aspect crucial. Et puisqu’il ne pouvait plus s’entendre avec King Lacroix, le premier ministre accepta d’affronter l’inévitable dispute. Voilà pourquoi Édouard Lacroix décida de rester fidèle à l’ALN qu’il avait contribué à fonder, malgré les réserves que lui inspirait M. Duplessis.


La coalition « contre nature », comme l’avait clamé le premier ministre Taschereau, ne parvint pas à défaire les libéraux en 1935. Ces derniers obtinrent 48 des 90 sièges à cette élection, ce qui leur donnait 3 sièges de plus que la majorité absolue; les conservateurs l’emportèrent dans 16 des 30 circonscriptions où ils avaient des candidats et l’ALN dans 26 circonscriptions sur les 60 où ils avaient des candidats. Le plus intéressant de ces résultats concerne cependant l’équilibre presque parfait entre les candidats élus pour chaque parti et le pourcentage de vote obtenus (L 47% - 48 sièges; ALN 30% - 26 sièges; Conservateurs 18% - 16 sièges.) Un système de vote à la proportionnelle n’aurait pas obtenu un résultat plus équilibré. Sans coalition ALN-Conservateurs, les libéraux auraient vraisemblablement profité davantage de la division des votes comme c’est habituellement le cas dans une lutte à trois. Ils l’auraient donc emporté avec une plus forte majorité. Ils auraient alors gouverné avec une plus grande marge de manœuvre; mais on ne le saura jamais.


Ce que l’on sait cependant c’est que la très originale coalition Gouin-Duplessis de 1935 a servi de socle à Maurice Duplessis pour se hisser aux portes du pouvoir.

Les libéraux sortirent politiquement très affaiblis de cette élection. Quelques mois plus tard, un scandale éventré au comité des comptes publics sous le feu des questions agressives du chef de l’opposition M. Duplessis, entraîna la démission de M. Taschereau comme premier ministre. Il fut remplacé par Adélard Godbout, mais dans cette tourmente, une nouvelle élection fut déclenchée en 1936 et les libéraux y subirent l’une des plus importantes défaites de leur histoire. Ils ne réussirent à faire élire que 14 des 90 députés, les 76 autres étant tous élus sous la bannière de l’Union Nationale, le nouveau parti créé par Maurice Duplessis. Ce dernier avait en effet réussi habilement, dans l’intervalle, à convaincre la plupart des députés de l’ALN de se joindre aux députés conservateurs sous son autorité. Il avait ainsi écarté Paul Gouin de tout pouvoir sur ses anciens alliés. Édouard Lacroix était ainsi de facto lui aussi exclu de tout pouvoir d’influence politique au Québec. Maurice Duplessis était devenu le « boss ».


Ainsi s’ouvrit au Québec une nouvelle ère politique. Bien que Maurice Duplessis subit la défaite à l’élection de 1939, ce fut la dernière. Il obtint à la suivante la première d’une série de 4 victoires que seule sa mort parvint à interrompre en septembre 1959. Sa longévité politique au poste de premier ministre dépassa celle de Lomer Gouin et même celle de son premier adversaire, Louis-Alexandre Taschereau.



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