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Photo du rédacteurRobert Dutil

La grande crise

Dernière mise à jour : 25 avr. 2022

L’Ouragan économique

John Maynard Keynes



Les ouragans dévastateurs se font rares au Canada, mais, pourtant, ils existent. Au printemps 1929, l’un d’eux s’abattit sur le territoire de la Madawaska dont Édouard Lacroix était propriétaire en Gaspésie, entraînant des dégâts considérables. Les ¾ de son domaine de 100 millions de pieds de bois furent dévastés. À cette époque, un million de pieds valaient environ 23 000 $ (i) Il devait réagir rapidement pour empêcher que ce bois arraché par le vent ne se transforme en perte totale. La seule solution consistait à le récolter immédiatement, à le scier et à l’entreposer, même s’il n’était pas vendu. Ce qu’il fit faire avec l’ardeur qu’on lui connait. Il se retrouva donc à l’automne 1929 avec un énorme stock de bois supplémentaire entreposé dans ses cours dont la valeur frisait les 2 millions de dollars. Il devait rapidement trouver des acheteurs pour se renflouer financièrement et payer les emprunts qu’il avait contractés pour ces travaux.


Mais, le 24 octobre 1929, un nouveau malheur frappa. Il s’agissait d’un ouragan d’un tout autre ordre qui s’étendit bientôt au monde entier et entraîna une dévastation d’une ampleur inconnue jusque-là.


Les marchés financiers s’effondrèrent, l’économie s’écrasa, le monde entrait dans la pire crise économique de son histoire.

Entre cette date fatidique et 1932, l’indice boursier Dow Jones perdit 90% de sa valeur et le système bancaire s’effondra. Il y eut, principalement aux États-Unis, 773 établissements bancaires qui déclarèrent faillite; la production industrielle s’affaissa de 50 %; le chômage passa de 9 % en 1930 à 25 % en 1933; au cours de la même période, les prix agricoles perdirent 60% de leur valeur. Les États-Unis virent le nombre de sans-abri grimper à 2 millions de citoyens. Il y eut des manifestations monstres de protestations dont l’une d’elles réunit 35 000 personnes à New York.


En Allemagne, la situation, encore plus catastrophique, permit à Adolf Hitler de se hisser au pouvoir avec les terribles conséquences que l’on connait.


La Russie qui vivait sous un régime communiste depuis la révolution de 1918, ressentit très peu les secousses de cette catastrophe, car elle ne participait pas aux échanges économiques de l’Europe et de l’Amérique. Mais sa situation n’avait cependant rien d’enviable. Il s’agissait d’un pays pauvre où régnait déjà une terrible misère. De plus, elle subissait depuis 15 ans la dictature sanguinaire du dictateur Joseph Staline.


La théorie économique dominante de l’époque consistait en « laisser-faire ». On pensait alors que, débarrassée des entreprises les moins performantes grâce à la crise, l’économie se redresserait d’elle-même sans l'intervention des pouvoirs publics et reprendrait sa position « normale » : le plein emploi.


Un célèbre économiste de cette époque, John Maynard Keynes contesta cette idée. Il estimait que, lorsqu’un équilibre de sous-emploi s’est installé, seul l’investissement public permettrait de retrouver l’activité optimale de l’économie.

Comme il le prévoyait, elle stagna effectivement au plus bas niveau qu’elle avait atteint et aucune lueur de redressement ne se pointait à l’horizon. Malheureusement, l’influence de cet économiste était encore trop faible pour y changer quoi que ce soit


À cause de cette crise, Édouard Lacroix subissait bien sûr lui-même les difficultés les plus graves pour ses entreprises. La banque avait interdit à notre héros tout nouvel investissement avant que le bois coupé en surplus en Gaspésie ne soit vendu. Faute de clients, Édouard Lacroix dut même fermer la nouvelle usine de tissu de laine (la Saint-Georges Wollen Mill) qu’il venait d’ouvrir l’année précédente à Saint-Georges.


Ses chantiers furent à toutes fins pratiques immobilisés. Les agriculteurs, privés de ces revenus d’appoint, risquaient de se faire saisir leurs terres pour défaut de paiement. À l’abondance d’avant crise, succédait la misère de la stagnation que les décisions gouvernementales, non seulement n’allégeaient pas, mais amplifiaient. La pauvreté se répandait à grande échelle, entraînant avec elle le désespoir et la colère.


Depuis son accession au poste de député, Édouard Lacroix était rarement intervenu à la Chambre des Communes. Cette fois-ci, il le fit vigoureusement. À cette époque, l’assurance-chômage n’existait pas, ni toutes les autres mesures de soutien de l’économie bien connues aujourd’hui. Il se rallia à ceux qui, dans son propre parti, bien que minoritaire, préconisaient l’établissement d’un salaire minimum, du crédit agricole et la mise au pas des banques et des assureurs qui exploitaient le peuple. Dans l’un de ses discours, il fit la déclaration suivante : « Aux capitalistes du Canada, il est temps d’oublier la spéculation, d’aider le commerce régulier et de contribuer ainsi au bien-être du pays. Oubliez la question des dividendes pour l’année à venir. C’est le temps de penser à donner de l’ouvrage à ceux qui en ont besoin. »


Il décida même de dévoiler l’ampleur de sa propre déconfiture. Il était passé de près de 7 000 à 700 employés. Le salaire qu’il payait de 39 $/mois était passé à moins de 15 $/mois. Et encore, plusieurs hommes lui demandaient de les embaucher pour le gîte et la nourriture. Il ne le divulgua pas en chambre, mais ses dettes s’élevaient à plus 4 millions de dollars, une somme colossale qu’il n’était pas en mesure de rembourser.


Si la banque rappelait ces prêts, notre entrepreneur devrait déclarer faillite et perdre, encore une fois, tout ce qu’il avait construit avec une vigueur légendaire depuis sa déconfiture ontarienne de 1917.

La valeur de ses actifs aurait été bien supérieure à sa dette avant la crise. Mais maintenant, il ne pourrait trouver aucun acheteur pour ses immenses possessions en territoires, en usines, en machineries ou en inventaire de bois scié. La banque non plus d’ailleurs. Édouard Lacroix avait heureusement la réputation de pouvoir se tirer des situations les plus périlleuses; il l’avait démontré dans le passé. Et il demeurait un député populaire dans sa région. Voilà sans doute les raisons pour lesquelles la banque n’exigea pas le remboursement immédiat du prêt. Il était préférable de le laisser se débrouiller seul et se sortir lui-même de ce pétrin que de tenter eux-mêmes la manœuvre et ne percevoir que des miettes. Il représentait pour eux, à long terme, le meilleur espoir de recouvrer leur dû.


Il y eut une autre élection en 1930 qu’il remporta. Bien que sa majorité fût excellente, elle était grandement réduite. Cependant un nouveau malheur s’abattit sur lui durant la période électorale : le moulin à scie de Keegan brûla. Ce fut une perte totale pour laquelle il se croyait assuré. Mais il apprit bientôt que le courtier avait mis la prime dans ses poches plutôt que d’activer le contrat d’assurance. Normalement il aurait reçu un million de dollars en dédommagement à la suite de cet incendie, ce qui aurait diminué la précarité de sa situation. Elle l’augmenta au contraire, puisque, pour une dette inchangée, l’un de ses actifs importants s’était envolé en fumée.


Incapable de quel qu’emprunt que ce soit, il pouvait difficilement supporter mêmes les comptes recevables des quelques ventes de bois qu’il réalisait encore. Cette situation le décida à poser un geste qu’il avait vertement critiqué chez d’autres industriels et commerçants dans le passé:


Il décida de « faire » de l’argent au sens propre : il émit des billets signés de sa main en paiement des salaires ou autres achats qu’il ne pouvait pas payer. Les gens les appelaient péjorativement des « pitons », car plusieurs de ceux qui en avaient émis dans le passé n’avaient pas été en mesure de les honorer.

Bien des commerçants de la Beauce décidèrent néanmoins de prendre le risque de les accepter plutôt que de ne rien vendre en espérant être remboursé plus tard. Ils ne furent pas déçus.


L’élection dans la province de Québec était prévue pour 1931, suivant immédiatement celle du fédéral. Les libéraux, au pouvoir depuis près de 30 ans, cherchaient à obtenir un autre mandat qui s’avérait cependant plus difficile à concrétiser dans les circonstances économiques du moment. Le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau occupait ce poste depuis 1920. Il cherchait entre autres l’appui actif du toujours populaire député de Beauce au fédéral. La famille du premier ministre était originaire de Sainte-Marie de Beauce. Bien que de 20 ans son ainé, il connaissait Édouard Lacroix puisque sa famille était elle-même originaire de la même municipalité. Il le désignait d’ailleurs comme « le fils du meunier de mon père ». On ne sait si cette appellation était ironique ou sympathique. Il est sûr toutefois que cette remarque soulignait la classe sociale inférieure à laquelle il appartenait.


Mais en habile politicien qu’il était, le premier ministre Taschereau tenta un rapprochement avec Édouard Lacroix. Il ignorait alors la véritable saga dans laquelle il s’engageait avec l’impétueux personnage qu’il voulait amadouer.



(i) Une corde de bois valait avant 1929 entre 10 $ et 12 $. Le pied mesure de planche est appelé PMP. Il correspond à une planche de 1 pouce d’épais par 1 pied de largeur par 1 pied de long. On utilise environ 2,33 cordes pour 1 000 PMP, c’est-à-dire une valeur d’environ 23,30 $. Donc la valeur d’un million de PMP est 23 000 $.

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