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Photo du rédacteurRobert Dutil

La trêve

Dernière mise à jour : 2 mai 2022

La réconciliation Duplessis-Lacroix

La réconciliation Duplessis-Lacroix



Édouard Lacroix et Maurice Duplessis s’étaient connus vers 1934. Le premier, alors député libéral de Beauce à la Chambre des Communes, avait énergiquement contribué à créer un nouveau parti politique québécois, appelé « l’Action libérale nationale » (ALN), en collaboration avec d’autres libéraux dissidents. Ce parti visait à vaincre le premier ministre libéral, Louis-Alexandre Taschereau qui avait refusé de tenir ses promesses électorales après l’élection de 1931.


Maurice Duplessis, qui de son côté avait habilement manœuvré en 1933 pour devenir chef des conservateurs québécois, s’était infiltré auprès du groupe de dissidents libéraux de l’ALN, et avait réussi à les convaincre de la nécessité d’une coalition en vue de l’élection de 1935 pour éviter la division des votes qui aurait pu jouer en faveur de libéraux. Après leur quasi-victoire, il avait convaincu les députés de l’Action libérale nationale de se joindre aux conservateurs sous l’appellation d’Union nationale (UN), lui permettant de devenir premier ministre lors de l’élection prématurée déclenchée à peine un an plus tard, en 1936.


L’Union nationale fut néanmoins vaincu en 1939 par les Libéraux, dorénavant dirigés par Adélard Godbout, qui avaient contre-attaqué en se présentant comme le rempart à la conscription dans la guerre qui s’annonçait en Europe. Mais, par un plébiscite, les libéraux fédéraux se libérèrent de cette promesse et imposèrent la conscription, ce qui contribua à leur défaite aux élections québécoises de 1944. Maurice Duplessis s’installa à nouveau au poste de premier ministre du Québec d’où il ne fut délogé que par sa mort.


Édouard Lacroix se méfiait de Maurice Duplessis, ce personnage roublard et intraitable qu’il avait un jour comparé au dictateur russe de l’époque. En effet, après avoir été une nouvelle fois calomnié par le chef de l’UN, il avait publiquement déclaré : « Staline tue, Duplessis salit ».


Il ne pouvait toutefois s’empêcher d’éprouver en son for intérieur un certain respect pour ce fin stratège politique, capable de s’attacher les appuis nécessaires pour gagner à tout prix.

Les gens qui occupent ces postes ne sont pas toujours agréables ou fiables, mais ce sont des gagnants. Et Édouard Lacroix aimait ceux qui avaient la volonté et la persévérance pour gagner dans ces deux mondes impitoyables qu’il connaissait bien : la politique et les affaires.


Fut-il étonné de la demande de rencontre que lui avait faite Maurice Duplessis après sa démission qui suivit presque immédiatement son élection au poste pourtant rudement acquis de député du Bloc populaire au parlement québécois? Pas vraiment. Maintenant qu’il ne représentait plus une menace comme adversaire politique, Maurice Duplessis souhaitait sans doute neutraliser ce personnage véhément qui avait démontré sa capacité de démolisseur contre Louis-Alexandre Taschereau. En politique, il vaut mieux, lorsque c’est possible, transformer un vieil ennemi, en collaborateur. Et le premier ministre, capable du pire autoritarisme qui soit, pouvait, lorsque cela était nécessaire, agir avec doigté pour parvenir à ses fins. Il avait compris qu’Édouard serait touché par le fait inhabituel de sa demande de rencontre, et surtout qu’il lui proposait, ultime flatterie, de la tenir en Beauce, à Saint-Georges, chez lui. Il accepta donc ce rendez-vous étonnant.


Maurice Duplessis éprouvait, lui aussi, en son for intérieur, une grande admiration pour Édouard Lacroix qui s’était hissé à la force du poignet d’une modeste famille de meuniers à celui de l’un des plus puissants industriels du bois de l’est de l’Amérique du Nord.

Les gens d’un tel leadership et d’une telle énergie sont rares. Il s’était opposé à lui, car il voyait dans ce personnage un éventuel concurrent à son ambition politique, mais l’opposition d’Édouard Lacroix au premier ministre canadien Mackenzie King à propos de la conscription avait détruit toute relation avec les Libéraux d’Ottawa. Une entente était donc devenue possible. Édouard Lacroix n’avait plus le pouvoir d’autrefois, mais il valait mieux éliminer le plus d’obstacles possible. L’acceptation de cette rencontre lui confirmait qu’il avait eu raison de la proposer. Il se présenta à Saint-Georges à la date et à l’heure convenue.


La suite ne repose sur aucun document, aucune photo, aucun compte rendu. On n’en connait que les résultats. Mais on peut imaginer que le rencontre se passa ainsi.


Le premier ministre arriva en voiture sur le côté de la résidence. Y eut-il un malaise de sa part lorsqu’il descendit de son véhicule et alla à la rencontre de celui qu’il avait passablement calomnié dans le passé? En tout cas, il n’en parut rien. Édouard Lacroix l’attendit à la porte, ils se saluèrent poliment en se serrant la main et Maurice Duplessis en profita pour offrir ses condoléances de vive voix à Édouard Lacroix à la suite du décès récent de son épouse. « J’ai bien reçu ton télégramme à ce moment-là, merci » fit Édouard Lacroix . Bien qu’il ne fût pas dupe de sa sincérité, il apprécia l’attention ; cela contribua à détendre le climat entre les deux hommes. Il le fit entrer dans son grand bureau du rez-de-chaussée où il avait l'habitude de recevoir clients et fournisseurs. Le grand meuble de bois franc occupait le centre de la pièce et quelques chaises l’entouraient.


Cette première partie de la rencontre se déroulait exactement comme l’avait prévu le premier ministre. Édouard Lacroix offrit un breuvage à son invité qui refusa. Puis il dit tout simplement : « Je t’écoute ». Signifiant que c’est le premier ministre qui, comme instigateur de la rencontre, devait débuter la conversation.


Le premier ministre, sachant à qui il avait affaire, alla droit au but. À la suite de la démission d’Édouard Lacroix de son poste de député de Beauce après l’élection provinciale, il fallait déclencher une élection partielle. Il souhaitait l’appui d’Édouard en faveur de l’Union nationale.


Il y eut un silence. Il ne répondit rien, attendant la suite.


- « Qu’en dis-tu ? »


Il répéta simplement:


- « Je t’écoute ».


- « Tu connais notre candidat Georges-Octave Poulin de Saint-Martin » demanda le premier ministre.


Il le connaissait bien sûr. Il avait d’ailleurs été le candidat de l’Union nationale quelques mois plus tôt contre Édouard Lacroix lui-même. Il hocha la tête pour confirmer.


- « Il fera un bon député pour la Beauce » ajouta-t-il.

Il resta tout aussi silencieux et dans le silence qui se prolongeait, il répéta :

- « Je t’écoute ».


Le premier ministre comprit qu’il devrait ouvrir son jeu s’il voulait que la discussion progresse. Son appréciation du personnage lui laissait la certitude qu’il ne demanderait rien pour lui-même, contrairement à bien d’autres. Tout ce qu’il demanderait en échange de cet appui serait sûrement en faveur du comté qu’il avait représenté à Ottawa pendant 20 ans. Il estimait, à juste titre, qu’offrir à Édouard Lacroix des faveurs personnelles serait une regrettable erreur. Une insulte même. Il risquait une fin de non-recevoir qui entraînerait la fin abrupte de la conversation. Aussi proposa-t-il finalement très ouvertement et, à la limite, très imprudemment :


- « Si tu nous appuies, demande-moi ce que tu veux pour ton comté, tu vas l’avoir. »


Il y eut un nouveau silence que cette fois-ci, Maurice Duplessis ne combla pas. Était-ce un risque déraisonnable d’ouvrir ainsi son jeu. Il estimait que non. Il savait bien que les demandes devaient être acceptables, mais Édouard Lacroix le savait aussi.


- « Je pense à ça et je te rappelle à Québec demain ».


Il aurait évidemment préféré une réponse immédiate, mais il n’en laissa rien paraître. Il comprenait qu’il était inutile de bousculer le personnage. De plus, il estimait que vingt-quatre heures de réflexion étaient plus que raisonnables. Il accepta. Le rendez-vous tirait à sa fin. Maurice Duplessis s’était levé et se dirigeait lentement vers la porte lorsque Édouard ajouta :


- « Et tu ne parles plus jamais de moi ni aux journalistes, ni aux autres politiciens…, ni à personne, conclut-il ».


Édouard se rappelait les nombreuses attaques virulentes et calomnieuses qu’il avait subies de sa part. Maurice Duplessis ne les avait pas oubliées non plus, mais il semble bien que, malgré les apparences, le géant Lacroix avait l’épiderme plus fragile que son vis-à-vis.


- « Même en bien ? », ajouta le premier ministre avec une petite touche d’ironie.


- « Même en bien » répliqua très sérieusement Édouard Lacroix du tac au tac.


Il crut voir un léger sourire sur le visage de son invité qui se déplaçait maintenant vers sa voiture pour regagner Québec. Il y monta, fit un petit salut de la tête et reprit la route.


Édouard Lacroix le rappela comme convenu le jour suivant et, dès qu’il se nomma, on lui passa immédiatement le premier ministre, confirmant que, dorénavant et tant qu’il serait utile et qu.il appuierait l’Union nationale, il bénéficierait d’une entrée privilégiée auprès de lui. Ils discutèrent de la construction de deux écoles primaires, d’un séminaire qui enseignerait le cours classique, d’une nouvelle église, d’un hôpital, de diocèse, de routes et de ponts et quelques autres dossiers. Il ferait des demandes plus précises le moment venu, ajouta-t-il.


Maurice Duplessis acquiesça et tint parole. Édouard Lacroix fit de même : il appuya Georges-Octave Poulin qui fut élu facilement.


Quant au règne de Maurice Duplessis, il se poursuivit jusqu’à sa mort subite le sept septembre 1959, survenu lors d’un voyage à Schefferville. Il est celui qui a gouverné le Québec le plus longtemps, dépassant même Louis-Alexandre Taschereau, son vieil adversaire qu’il avait délogé de son poste.


Édouard Lacroix ne fut plus jamais candidat à une élection. Il appuya le candidat de l’Union nationale non seulement à cette élection partielle, mais aussi au cours des élections subséquentes et aida, par son influence régionale, à maintenir ce parti au pouvoir dans plusieurs comtés avoisinants. Au fédéral, il n’appuya plus jamais les Libéraux, qui furent la plupart du temps battus en Beauce.


Et il consacra le reste de sa vie au développement économique de sa région. Par son exemple et son dynamisme, il fut l’un des piliers de ce que l’on appela plus tard le miracle beauceron, soit la création d’entreprises manufacturières au rayonnement plus large que régional et produisant des biens habituellement réservés aux grands centres urbains.

Il avait compris que la chute des coûts de transport par voie ferrée, et éventuellement l’amélioration des routes, rendait dorénavant les régions plus concurrentielles; les marchés urbains leur devenaient peu à peu plus accessibles.Il avait compris que la chute des coûts de transport par voie ferrée, et éventuellement l’amélioration des routes, rendait dorénavant les régions plus concurrentielles; les marchés urbains leur devenaient peu à peu plus accessibles.


Édouard Lacroix est mort en 1963 à l’âge de 74 ans.


« Les lettres seront éditées dorénavant le 1er et le 3e lundi de chaque mois à partir du 1er février 2021. Il y en aura donc 24 par année. La présente lettre, LA12 intitulée « la réconciliation Duplessis-Lacroix », est la dernière des 7 lettres concernant « Édouard King Lacroix » (LA3 à LA12 – voir « index » sur le site ‘lettresanticosti.ca)

N’hésitez pas à partager toutes ces lettres. Bonne lecture.

Robert Dutil»



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