top of page
Photo du rédacteurrobertdutil

Le Champlain nouveau

Dernière mise à jour : 20 juin 2022

Course à obstacles

Le Champlain nouveau


Le pont Champlain à Montréal est le plus achalandé du Canada. Construit en 1963, il a subi un vieillissement prématuré sans doute dû à sa surutilisation. Des analyses ont montré qu’il devait être remplacé de toute urgence. Le gouvernement fédéral, propriétaire de cette structure, a donc procédé à un appel d’offres public en 2014. Le devis comportait un échéancier de livraison très serré.


Le consortium composé principalement de SNC-Dragados et Aecon a présenté la soumission la plus basse. Canam-ponts avait déjà convenu d’une entente avec ces derniers s’ils l’emportaient. Le contrat s’élevait, pour la partie qui nous concernait, à plus de 250 millions de dollars. Ce montant représentait 2,5 fois le chiffre d’affaires annuel de cette division. Il s’agissait du plus gros contrat pour un pont attribué à notre division de toute son histoire. Mais le risque le plus important concernait le respect des échéances. Tout retard entraînerait des pénalités exorbitantes.

En septembre 2015, on m’a demandé de revenir au poste de vice-président de Canam, division des ponts, pour ajouter une ressource expérimentée à la réalisation de cet important défi. J’avais occupé cette fonction de 2002 à 2008. J’ai accepté et quitté mon poste de député de Beauce-Sud pour entrer immédiatement en fonction.


Revenir à un poste connu présente un grand avantage : celui de connaître les principales personnes avec qui le travail va s’accomplir. Je savais que l’équipe en place avait toute la compétence et l’expérience requise pour réaliser ce contrat.


Le second avantage consistait à être en mesure d’identifier rapidement les défis à relever. Le premier concernait la construction urgente d’une nouvelle usine de peinture. Sa construction devait débuter avant l’hiver et entrer en opération au plus tard en mai 2016. Le second était d’investir rapidement pour adapter la principale baie de l’usine de Québec où on allait produire la moitié des 600 caissons.


Notre usine américaine devait initialement fabriquer le tiers des 600 caissons, mais elle débordait elle-même de travail. De plus les coûts de production aux États-Unis avaient sensiblement augmenté lorsque la valeur du dollar US s’était fortement accrue après la soumission. Augmenter la quantité de fabrication au Québec nous permettrait de sauver plusieurs millions de dollars.


Nous avions déjà une entente de fabrication avec ADF[1], situé à Terrebonne, pour la partie centrale du pont, celle qui allait recevoir le train. ADF est un fabricant d’envergure de structure d’acier qui jouissait d’une expérience adéquate. Mais il fallait en trouver une autre. Ce genre d’expertise spécialisée ne court toutefois pas les rues.


Nous avions identifié un fabricant expérimenté dans la fabrication d’éoliennes du nom de Marmen, à Trois-Rivières. Il nous apparaissait posséder les compétences requises malgré son inexpérience dans les ponts. On le contacta. Il manifesta un vif intérêt. Nos dirigeants respectifs se connaissaient et avaient déjà établi dans le passé un lien de confiance. On discuta sans perdre de temps et un accord de principe intervint promptement, suivie d’une entente signée dès décembre. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Cet accord nécessitait un agrandissement de leur usine pour que leurs opérations de fabrication commencent en mai 2016.


Nous avions de plus un contact avec une petite entreprise concurrente, dans la région de la Mauricie, déjà expérimentée dans les ponts, que nous avons approchée pour une acquisition. Cette transaction n’était pas absolument nécessaire, mais ajouterait une prudence de bon aloi à notre organisation. Procéder à une acquisition est un processus délicat et complexe que je maîtrisai bien pour en avoir fait de nombreuses dans une vie antérieure.


Ces ajustements rapides viennent évidemment avec leur lot de désaccords et de tension interne. Il faut savoir que dans toute organisation et même en période calme, ce genre de tension existe. Une période d’effervescence du genre de celle que nous allions vivre ne fait que les exacerber.


Il fallait peser le pour et le contre de chaque possibilité malgré des renseignements incomplets, prendre les décisions en temps opportun, même si on devait trancher dans le vif, et foncer.

De plus, notre convention collective arrivait à son échéance. Nous avons suggéré au syndicat de devancer la négociation contre certains compromis de notre part, ce qu’il a accepté. La qualité des relations de travail est un prérequis nécessaire pour qu’une entreprise puisse réaliser des projets aussi risqués. Tout cela fait partie de ce que l’on appelle l’environnement interne des entreprises.


Voilà pour la partie simple du contrat. Tant et aussi longtemps que les ajustements se font à l’interne, les solutions existent toujours pour une équipe aguerrie et compétente telle que celle de Canam-Ponts. Il suffit d’y mettre l’énergie requise. En janvier 2016, tout était planifié et nous étions prêts à procéder en usine. La production commença comme prévu fin janvier à Québec. Marmen commença également comme prévu en mai 2015. ADF débuta en 2016. L’acquisition mentionnée plus haut fut elle aussi conclue en mai 2016. Et les autres services, habitués au fonctionnement des usines, s’adaptaient au fur et à mesure des besoins. Le ciel était dégagé… du moins en ce qui concernait l’environnement interne…


Le coup de tonnerre vint de l’environnement externe. Les tempêtes y sont en général moins prévisibles. Et ces tempêtes nous tombèrent dessus les unes après les autres au moment du dégel 2016, mettant en péril les échéances de réalisation si cruciales pour assurer la bonne circulation automobile de l’île de Montréal.

Le premier choc vint d’un changement dans l’application de la règle de poids pour le transport des caissons. Jusque-là, un transport de plus de 65 tonnes exigeait un permis spécial pour s’assurer que ce poids n’endommagerait pas les routes lors du passage des camions, ce qui était parfaitement correct. Ce genre de transport était donc possible à certaines conditions, mais il n’était pas impossible. Et nous n’avions aucune objection à respecter les mesures plus sévères requises alors. Une nuance de grand « poids ».


Voilà cependant que désormais, cette règle allait être interprétée comme le maximum possible : « on ne transporte plus rien au-delà de 65 tonnes, point à la ligne ». Une nouvelle contrainte qu’il aurait fallu connaître avant de soumissionner. Le dessin des caissons aurait été plus léger et ce problème aurait été évité. Mais on ne pouvait pas revenir en arrière.


Pour ajouter à nos difficultés, le gouvernement fédéral, propriétaire du pont actuel devenu dangereux, abaissa à sontour le maximum de poids pour traverser cette structure à 45 tonnes. Toutes les livraisons à livrer par la rive sud directement sur l'île de Montréal devenaient pratiquement interdites.


Il fallut prendre le temps de revoir minutieusement l’ensemble de ce problème avec le gouvernement. Toutes les autres hypothèses devaient être examinées. On scruta chacune des poutres. On ausculta le projet sous tous les angles. Entre autres, une partie de ce transport pouvait se faire par voie ferrée, mais, bien sûr à un coût plus élevé. Le transport à partir de ADF, à proximité du nouveau pont en construction, bien que difficile, put être résolu assez rapidement par voie terrestre.


On continua à travailler et des solutions furent bientôt trouvées pour l’ensemble des poutres. À cela s’ajoutèrent toutefois quelques conflits de travail sur les chantiers… avec encore des conséquences sur les coûts. Seraient-ils remboursables? On l’ignorait à ce moment-là, mais il fallait aller de l’avant malgré les incertitudes. Et finalement on put procéder. Il était grand temps. Le rythme de fabrication ne pouvant pas être ralenti, les terrains d’entreposage des usines de Québec et de Laval débordaient. On avait dû entreposer les caissons les uns par-dessus les autres ce qui compliquait la logistique en cas de changement dans l’ordre des livraisons, ce qui se produisait occasionnellement. Mais on voyait le bout du tunnel. Et surtout, jusqu’à maintenant, le chantier n’avait pas pris de retard.


C’est là qu’un imprévu étonnant se pointa le nez : la vitesse de l’émission des permis de transport ne suivait pas le tempo.

Le ministère avait pris du retard parce qu’il avait dû résoudre les divers imbroglios mentionnés ci-haut. Chacun de ces transports lourds exigeait un permis spécial. Ça ne posait habituellement pas de problèmes, mais, à ce moment-là, ce petit service du ministère des Transports était engorgé. De plus, les ingénieurs du MTQ faisaient la grève pour faire progresser leur négociation. Rappelons que d’autres chantiers attendaient eux aussi leurs permis. Il y avait donc un pur problème bureaucratique à résoudre. Un peu de bonne volonté suffirait : ajouter une petite pincée de ressources ici, ou un dosage différent d’ingrédients là, et le tour serait joué.


Mais, nous eûmes beau insister et obtenir toutes les promesses nécessaires, le rythme ne s’accélérait pas : il ne suivait ni la production en usine, ni les besoins des monteurs en chantier. Nous en étions arrivés au moment critique où on allait devoir cesser le travail de montage par manque de caissons livrés. Et un retard de montage retarderait tous les autres métiers sur cette importante et urgente construction du Champlain nouveau. Toute la coordination serait bousillée, le projet se dirigerait vers un monumental fiasco, tout cela parce qu’un petit service d’émission de permis ne pouvait suivre la parade.


L'entrepreneur général SNC-Dragados, qui nous avait octroyé le contrat, ne manquait aucune occasion de nous rappeler, lors de nos rencontres hebdomadaires, que la livraison était notre entière responsabilité. Il nous tiendrait responsables de tout dommage dû à un retard, même s’il connaissait fort bien les problèmes hors de notre contrôle que nous rencontrions. Et ces dommages pouvaient se chiffrer en dizaine de millions de dollars et entraîner d’interminables poursuites en justice.


Il ne restait plus beaucoup de solutions. Soit notre entreprise alertait la presse dans l’espoir que la pression publique accélère ce processus. Soit on procédait par un processus plus musclé : une demande d’injonction interlocutoire auprès de la Justice.


Pour ma part, je plaidai en faveur de l’injonction. La pression publique par la presse prendrait trop de temps. Et le temps manquait.


L’injonction interlocutoire est une mesure judiciaire d’urgence où un juge donne ordre à une personne ou une entreprise d’agir immédiatement selon la directive qu’il émet dans le but d’éviter des dommages irréparables. Nous estimions rencontrer les deux conditions pour son obtention: l’urgence et la raisonnabilité. Nous arrivions environ à mi-projet et il ne nous manquait que 10 permis de transport dans l’immédiat, sur 600 au total.


Le contracteur-général de son côté avait des réserves sur ce choix qui équivalait pour lui à attaquer un gouvernement. Dans ce cas-ci, son client était le gouvernement fédéral, mais d'autres contrats concernaient le gouvernement québécois. Malgré son efficacité, cette procédure peut avoir des conséquences négatives. En dirigeant nos efforts vers une décision judiciaire, on irrite ceux que l’on attaque. Les humains sont humains. Et certains ont la mémoire longue.


C’est pourquoi on mit notre entrepreneur face à un choix très simple : ou il acceptait d’appuyer cette injonction ou il ne nous tenait plus responsables des retards de livraison.


Après une longue discussion où chaque option fut débattue, on se mit donc tous d’accord pour y aller avec l’injonction interlocutoire.

De plus, nous demandions au juge d’entendre le ministre des Transports lui-même comme témoin dans cette cause, Cette requête n’avait rien d’anodin. La dernière chose que veut un ministre, c’est de devoir témoigner devant un juge qui pourrait très bien le rabrouer publiquement pour n’avoir pas réglé lui-même ce petit problème.


La réaction du ministère au dépôt de l’injonction fut immédiate. Leurs avocats nous téléphonèrent pour comprendre ce qui se passait. Ils n’étaient pas au courant. Ils ne gèrent évidemment pas le quotidien. Ils nous demandèrent un délai. On refusa. L’urgence était bien réelle. Et nous ne demandions que 10 permis pour l’instant. Nous étions convaincus qu’un refus de leur part allait être interprété comme abusif par la cour.


Le ministère évita l’audition devant un juge en nous délivrantles permis juste à temps, comme nous le souhaitions. Cela retarda de quelques jours notre prochaine demande. Puis, les tergiversations du ministère reprirent. On mit à jour notre dossier et on réactiva la demande d’auditions devant le juge pour de nouveaux permis devenus urgents. Après quelques va-et-vient, nos vis-à-vis comprirent qu’il n’y aurait plus aucun compromis de notre part. Et, toujours à la dernière minute, sûrement pour éviter l’audition du ministre devant le juge, notre service de transport interne recevait finalement les nouveaux permis.


Si les urgences extrêmes n’étaient pas très nombreuses, les retards de permis par rapport à l’habitude dépassaient plus de 100 caissons. Il fallait rattraper ce retard pour nous donner la marge de manœuvre nécessaire au bon fonctionnement du projet. Mais on sentait enfin une volonté claire du ministère de collaborer au mieux. Il fallut quelques semaines pour y arriver. Et finalement le problème fut résolu sans que l’injonction ne soit entendue par un juge, ni le ministre entendu.


Voilà un exemple minuscule, mais combien merveilleux illustrant le bien-fondé de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire dans une société démocratique.


Le ministère des Transports, comme tous les autres ministères, ou autres organisations de la société, peuvent recevoir, d’une cour de justice totalement indépendante, un ordre d’agir sous peine d’outrage au tribunal.

Ne pas respecter cet ordre du tribunal peut entraîner les sanctions les plus sévères.


On me demande parfois si j’ai su d’où provenait le blocage. La réponse est « non », on ne le sut jamais. Peut-être n’était-ce qu’un simple obstacle bureaucratique sans mauvaises intentions. Peut-être quelqu’un cherchait-il à venger quelques obscurs affronts tout en restant anonyme. Peu importe. Nous ne voulions pas investir une once d’énergie supplémentaire pour enquêter.


Mais, on se doit de l’apprécier, les générations qui nous ont précédées ont inventé, au fil des derniers siècles, des moyens pacifiques en vue de régler des conflits dans les sociétés humaines vastes et complexes. L’injonction en est un des plus efficaces.


Le nouveau pont Samuel-de-Champlain fut ouvert à la circulation sans retard de notre part. L’échéancier global fut retardé de quelques mois à cause d'une mauvaise coordination… avec l’hiver québécois. Il est d’ailleurs quasi impossible de bien se coordonner avec l’hiver québécois. Mais ce magnifique ouvrage d’art a été heureusement complété et mis en service avant que l’ancien pont ne devienne inutilisable, ce qui était la véritable hantise des autorités dans ce dossier.


Le Champlain nouveau naquit dans la douleur, les conflits, les imbroglios et tout ce que les grands ouvrages routiers peuvent entraîner de problèmes, mais il vit le jour en excellente santé. Et tous les prophètes lui prédisent cent vingt ans d’une longue et belle vie.

[1] ADF veut dire « Au Dragon Forgé ». Cette entreprise a été fondée au cours des années 50 par un immigrant italien, Jacomo Paschini, dont l’histoire incroyable sera présentée dans une prochaine lettre.



Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page