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Photo du rédacteurRobert Dutil

Le dauphin

Dernière mise à jour : 5 oct. 2022

Le cruel destin de Claude Béchard

Claude Béchard nous quitte


Il faisait un froid de canard en cette fin de journée de janvier 2010 et la noirceur rendait la ville de Québec méconnaissable sur les artères routières bondées d’automobiles aux phares éblouissants. Nous circulions entre le ministère du Revenu, situé près des ponts, et le parlement. Le garde du corps conduisait silencieusement. Je profitais de tous ces courts moments pour effectuer des tâches hors bureau : lire, dormir ou effectuer des appels téléphoniques. Lire en voiture me permettait de me maintenir à jour dans l’incessant flot de documents qui nous était acheminé. Je me demandais bien comment se débrouillaient ceux qui en étaient incapables.


Le téléphone sonna. Le secrétaire général du gouvernement voulait me parler. J’étais intrigué. Jamais je ne recevais d’appel du plus haut fonctionnaire du Québec. Ce devait donc être une nouvelle urgente et importante. On nous mit en contact et, après les politesses d’usage, il me dit :


« M. Dutil, vous êtes le ministre désigné comme remplaçant de Claude Béchard ».


J’avais oublié. Tous les ministres ont un remplaçant en cas d’empêchement d’exercer leur rôle. J’étais celui de Claude Béchard comme venait de me le rappeler le secrétaire général.


- « Vous effectuerez son remplacement à partir de maintenant », ajouta-t-il.


- « Il y a un problème? » Lui demandai-je.

- « Oui, il sera absent pour 2 ou 3 semaines m’informa-t-il sans plus de détails. Son chef de cabinet est avisé de ce changement et attend votre appel. »

Il me donna son numéro, me souhaita bonne chance, et raccrocha.


J’appelai immédiatement Pierre Ouellet que je connaissais, mais avec qui je n’avais jamais travaillé. Je m’informai d’abord de la santé de son ministre. Je me rappelais qu’à la fin mai 2008, Claude avait été opéré d’une tumeur cancéreuse au pancréas qui avait entraîné une convalescence de cinq mois.


À la même période, son attachée politique Nancy Bédard avait été enlevée et retrouvée assassinée 2 jours plus tard, soit le 18 mai 2008 à Rivière-Ouelle. Son assassin fut arrêté et condamné à une peine de prison à perpétuité. À ce moment, je n’apprenais ces faits que de la même manière que tous les citoyens : par les journaux, puisque je n’étais pas encore redevenu député. Mais je m’imaginais quel choc cela avait dû être pour lui.


Jusqu’à quel point ces deux événements éprouvants affectèrent-ils la santé de Claude Béchard? Je l’ignore. Mais aucun être humain ne peut traverser semblables épreuves sans conséquences. Malgré tout, après cette convalescence, Claude reprit son travail de ministre dans le gouvernement minoritaire d’alors, puis, après l’élection de décembre 2008, dans le gouvernement majoritaire où nous siégions désormais comme collègues. Et nous avions travaillé de concert pour régler le dossier litigieux des régions ressources tel que relaté dans une précédente lettre.


Je poursuivis mon appel avec Pierre Ouellet en convenant d’une rencontre à la première heure le lendemain matin entre nous et les attachés politiques de son choix. Elle prit les allures d’un briefing ministériel.

Même si ce remplacement devait être de courte durée, j’allais devoir répondre à la place du ministre à la période de questions.

Dans certains parlements, ces questions sont préalablement envoyées par écrit au gouvernement pour permettre de donner une réponse plus pertinente. Tel n’était le cas dans le nôtre. L’opposition pouvait réserver la surprise de ses attaques au ministre présent à chaque séance, qu’il s’agisse ou non d’un remplaçant temporaire. Celui qui se montrait faible ou ignorant devenait une cible lors des séances ultérieures. Lorsque le sang coulait, dit au figuré bien sûr, la cible n’en devenait que plus alléchante. Le sang attire les requins.


Peu après, je visitai Claude à l’hôpital. Il ne paraissait ni faible ni démoralisé. Nous avons échangé quelques blagues, puis nous avons parlé des dossiers qui lui importaient et de l’approche qu’il préconisait sur chacun d’eux. Cette courte réunion m’encouragea sur sa bonne santé, mais je n’ignorais pas la gravité de cette catégorie de cancer et, sans toutefois le laisser paraître, je demeurai inquiet.


En retournant au ministère, je me remémorai l’exploit que représentait l’ascension rapide de Claude Béchard en politique. En 1998, la démission du chef libéral Daniel Johnson avait entraîné une course à la chefferie où le chef du Parti conservateur à Ottawa, Jean Charest, fit le saut au provincial dans la course libérale. Sa candidature avait été fortement sollicitée pour contrer Lucien Bouchard, qui s’était avéré le héros du « oui » lors du second referendum sur la souveraineté en 1995. Il avait presque réussi à l’emporter. Jean Charest quant à lui s’était avéré de son côté le héros du « non » lors de ce même referendum.

Claude Béchard, malgré son jeune âge, prit immédiatement et clairement parti pour Jean Charest.

Ce dernier fut d’ailleurs choisi comme chef sans opposition. Claude l’aida par la suite à s’introduire dans ce Parti libéral que le nouveau chef ne connaissait pas. Ils devinrent rapidement proches amis. Ce fut le début d’une étroite collaboration.


Lors de l’élection générale en 1998, le PQ gagna la majorité des comtés comme on s'y attendait, plus précisément soit 76 sur 125, alors que le PLQ n’en gagna que 48, ne laissant qu’un seul comté à l’ADQ remporté par son chef Mario Dumont.


En revanche et contre toute attente, le PLQ avait obtenu 25 000 voix de plus au global des électeurs que le PQ (1 771 858 PLQ vs 1 744 240 PQ). L’interprétation que le premier ministre Bouchard semble avoir faite de cette « quasi défaite », c’est qu’il ne serait pas en mesure de tenir un nouveau referendum gagnant sur la souveraineté dans un avenir prévisible, car la victoire ne s’y obtient pas au nombre de comtés remportés, mais au nombre de votes obtenus globalement.

D’ailleurs, à la surprise générale, Lucien Bouchard quitta la politique au début de 2001 et fut remplacé par Bernard Landry.

L’option souverainiste avait atteint son summum et déclina à partir de ce moment-là.

Bernard Landry et le Parti québécois fut défait à l’élection générale de 2003. Jean Charest devint premier ministre et fit de Claude Béchard l’un de ses principaux ministres. Il ne s’agissait pas que d’une récompense pour son appui lors de la chefferie. Il était évident que les deux hommes partageaient des personnalités très similaires caractérisées en particulier par un dynamisme peu commun.


C’est ainsi que débuta la fulgurante carrière de ce dernier comme ministre senior du gouvernement. Il fut nommé parfois successivement et parfois simultanément ministre de l’Emploi, du Développement économique, des Ressources naturelles, du Développement durable, de l’Environnement, des Ressources naturelles, etc. Un parcours apte à donner au jeune ministre une expérience solide et variée, faisant de lui le ministre le plus polyvalent du gouvernement.

Cette situation alimentait les rumeurs croissantes que Jean Charest préparait son dauphin en vue de sa succession le moment venu.

Le vent avait toutefois tourné à l’élection de 2007. D’abord le PLQ obtint juste assez de députés (48) pour former un gouvernement minoritaire, face à la montée exceptionnelle de l’ADQ (42 députés) qui devint l’Opposition officielle, et à la chute importante du PQ (36 députés), relégué à la seconde opposition; la suite survint lors de l’élection-surprise de décembre 2008 racontée dans une lettre précédente où le pouvoir du dauphin ne se démentit pas.


Mais revenons à l’intérim qui m’avait été confié pendant le retrait temporaire de Claude Béchard en janvier 2009. La période de questions pour laquelle j’avais fait une si sérieuse préparation était un forum que je connaissais évidemment très bien et je n’y voyais pas de difficulté sérieuse, le temps imparti pour les réponses étant très bref. Le véritable défi concernait le grand nombre de sujets que l’opposition pouvait aborder dans son cas.


Claude Béchard était alors ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, ministre responsable des Affaires intergouvernementales canadiennes et de la Réforme des institutions démocratiques. Il était de plus ministre responsable des régions du Saguenay-Lac-Saint-Jean, du Bas-Saint-Laurent et de la Côte-Nord. La préparation à laquelle je me soumis s'échelonna sur plusieurs jours.

Finalement, lorsque le gouvernement se présenta à la période de questions suivante, sous une apparence de parfaite maîtrise et contrôle, j’avais le tract.

Il existe une possibilité tout à fait raisonnable lorsqu’on ne connaît pas la réponse à une question, d’en prendre avis et d’y répondre à la période suivante. Mais utiliser cette technique d’évitement était considéré comme une faiblesse pour un ministre. Comme laisser couler un peu de sang, dit au figuré bien sûr. Rien de mortel, mais mauvais contre les requins. Aussi je souhaitais ne l’utiliser qu’en dernier recours. Je n’eus heureusement pas à le faire.


Le temps passa. Le retour de Claude Béchard était constamment reporté, mais je maîtrisais de plus en plus les dossiers. Plus tard au printemps toutefois, l’Assemblée nationale procède à l’étude des crédits budgétaires, une période d’examen de 200 heures au total ou chaque ministre fait face à tour de rôle à un comité d’étude formé de tous les partis représentés au parlement. Ce comité doit normalement étudier des prévisions de dépenses de son ministère pour la prochaine année. Malheureusement, ce travail se transforme la plupart du temps en une longue période de questions de plusieurs heures où le ministre se fait brasser comme un cow-boy sur un cheval sauvage, l’objectif pratique pour lui se limitant à de ne pas tomber de sa monture.


Dans le cas de Claude Béchard, le nombre d’heures, auquel s’ajoutaient celles du revenu, frisait les 20 heures. Je m’y préparai avec soin, mais pris la précaution de téléphoner au secrétaire général lui-même pour l’aviser que mon niveau de préparation était inférieur à ce que je jugeais nécessaire et que j’étais donc à risque pour le gouvernement. Je réunis également les députés ministériels comme je l’avais fait l’année précédente pour les seules quatre heures de crédit du ministère du Revenu. Je leur rappelai la situation particulière que je vivais à la suite du remplacement qui perdurait de notre collègue Claude Béchard et je leur demandai leur aide par un appui non seulement attentif, mais aussi actif tout au long de cette étude, eux qui disposaient d’environ la moitié du temps d’intervention et dont l’expérience pouvait atténuer les aspérités de l’exercice. Ce qu’ils firent avec plaisir.


La liste des diversions possibles est considérable. Parfois, une note d’un de ces députés m’avisant d’un point sensible m’était acheminée par le fonctionnaire responsable de les faire circuler; parfois un autre interrompait la séance, faisait appel au président sur un point de règlement qu’un membre de l’opposition aurait violé, mais dont l’objectif n’était autre que de me laisser le temps de réfléchir sur un danger qu’il avait perçu, mais qui m’avait échappé. Puis, à la fin de chaque séance, on se réunissait à nouveau à huis clos pour ajuster notre stratégie et corriger nos faiblesses.

Cet épisode mérite d’ailleurs un aparté instructif. Certains ministres, ayant pris l’habitude de prendre de haut leurs collègues non-ministre, ne bénéficiaient pas de cet appui parfois crucial. Oh! Ils ne percevaient aucune animosité particulière de leur part.

Ces députés évitaient simplement toute intervention, laissant l’orgueilleux ministre patauger seul dans les sables mouvants des mauvaises réponses qu’il donnait à l’occasion, inconscients du danger.

Les députés le regardaient alors disparaître, étouffé dans ce piège visqueux. Leurs visages n’exprimaient pourtant aucune émotion. Ils ne s’en réjouissaient pas, du moins pas ouvertement. Ils savaient toutefois que ces épisodes allaient avoir leur importance en cas de remaniement. Un ministre éjecté du conseil des ministres libérait potentiellement une place pour l’un d’eux.


Après cet exercice de 20 heures d’études de crédit, et dans un climat parfaitement détendu, je pris soin de remercier chacun des députés de leur excellent travail. Cet épisode mit définitivement un terme à la résistance que je sentais encore parfois à mon égard depuis mon retour en politique. Les députés, comme tous les êtres humains, apprécient ceux qui les respectent et qui savent reconnaître leurs qualités.


Le retour de Claude Béchard survint le 1er juin, à peine deux semaines avant la fermeture de la session pour l’été. Cet intermède devait initialement durer de deux à trois semaines. Il avait duré cinq mois. Le parlement ferma à la mi-juin comme d’habitude. Je ne revis Claude qu’en août lors du remaniement que fit le premier ministre et où je fus muté à la sécurité publique. Il n’y resta que pour l'assermentation. Nous n’échangeâmes que quelques mots. Il semblait amaigri et affaibli. De mon côté, je pris mes nouvelles fonctions et me consacrai à préparer intensivement la rentrée parlementaire d’automne.


Les rumeurs mentionnaient la détérioration constante de la santé de Claude qui mourut le 7 septembre à l’âge de 42 ans, nous laissant tous stupéfaits que ce jeune homme si vigoureux et dynamique disparaisse cruellement dans la force de l’âge. Les personnages de son talent et de son expérience sont des perles rares.

Nous étions convaincus qu’il aurait accompli de grandes choses pour le Québec. Mais la grande faucheuse en avait décidé autrement.

Le conseil des ministres se réunit peu de temps après. Le secrétariat avait mis une énorme gerbe de fleurs devant son fauteuil au Conseil des ministres. Ce fut une triste rencontre. Dans un silence de plomb, Jean Charest nous relata les derniers moments qu’il passa avec son ministre, leurs échanges tantôt légers, tantôt sérieux. Claude eut la force de lancer quelques blagues jusqu’à la fin. Ils pleurèrent ensemble tous les deux. Nous avions tous la gorge nouée par l’émotion. Les larmes nous montaient aux yeux devant la perte inimaginable de ce collègue et ami toujours enjoué et taquin qui venait de nous quitter pour toujours.



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4 Comments


jcharest
Jul 06, 2021

Cher Robert,

Je viens de découvrir les lettres d’Anticosti.

Les textes sont bien écrits.Les souvenirs sont merveilleux.

Le texte au sujet de notre regretté Claude Béchard est très

touchant.

Mme Dufour rend bien les personnages.

J’espère que toi,Jeanne-Mance et la famille êtes en bonne

santé.

Au plaisir de vous revoir,amitiés,JC.


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robertdutil
robertdutil
Dec 11, 2021
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P.S. Cette demande s’adressait à Jean-Claude Rivest et non à Jean Charest. Mais une acceptation serai très bienvenue. Je n’ai toujours pas l’adresse courriel de Jean-Claude.

Robert

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