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Photo du rédacteurRobert Dutil

Le dragon forgé

Dernière mise à jour : 5 oct. 2022

Forger son destin

Giacomo Paschini


Les rencontres nombreuses et diverses qui se produisent inévitablement dans le monde des affaires où les négociations sont fréquentes et essentielles, nous réservent parfois des surprises étonnantes et inattendues. L’une d’elles m’advint lors d’un rendez-vous qui ne devait en être qu’un de mise à jour de la fabrication du nouveau pont Champlain, projet en cours d’exécution en début 2016. Le fabricant que nous allions y rencontrer à son usine de Terrebonne participait à la réalisation d’une partie cruciale de ce projet. Ce travail était déjà entrepris lors de mon retour chez Canam-Pont l’automne précédent. Bien que serré, l’échéancier ne posait alors pas de problème particulier, mais devait être suivi avec attention.


C’est en visitant cette usine pour la première fois, qu’un spectacle inhabituel attira mon attention.


Le terrain extérieur était parsemé de sculptures d’acier, de véritables merveilles représentant tantôt des arbres, tantôt des fleurs, tantôt des dragons et bien d’autres choses. L'immense clôture était elle-même une sculpture impressionnante. Quant à l'entrée, elle s’apparentait davantage à un musée qu'à un hall de réception.

Tous les murs étaient couverts d’œuvres artistiques en acier. Et le hall lui-même était habité par quelques œuvres particulièrement impressionnantes non seulement par leur beauté, mais aussi par leur taille.


La sculpture sur acier est un art rarement exercé, car le matériel n’offre pas la malléabilité d’autres matériaux. De plus, les œuvres peuvent rouiller si elles ne sont pas adéquatement protégées. Mais ici, dans ce hall, et plus loin, dans la salle où nous allions nous réunir, puis un peu partout dans les corridors, on voyait le travail remarquable d’un artiste qui y excellait et y avait consacré une énergie considérable.


Je fis part de mon admiration à notre hôte qui m’apprit que l’artiste en question était son père, italien et immigré au Canada après la guerre alors qu’il était dans la vingtaine. Au moment de notre visite, il avait atteint l’âge de 92 ans. Jusqu’à récemment m’apprit-il, il travaillait encore sur de nouvelles œuvres, mais l’âge avancé l’empêchait désormais d’exercer son art. Cela ne l’empêchait pas de venir régulièrement faire une courte visite à l’usine. Je voulus en savoir davantage, mais on convint de régler tout d’abord nos points d’affaires, et de réserver du temps à la fin pour mes nombreuses questions. Ainsi ce fut fait.


Lorsque je pus enfin donner libre cours à ma curiosité, voici ce que j’appris de Giacomo Paschini. Cet artiste et entrepreneur peu commun est le père des trois propriétaires actuels de l’entreprise, dont l’un était notre hôte. Il avait vécu plusieurs vies en une seule et il en a conté plusieurs épisodes dans un petit fascicule au profit de l’organisme « Club des petits déjeuners du Québec ». Cet organisme fournit un premier repas à ceux qui en sont privés. J’appris avec étonnement que, même de nos jours et même au Canada, de nombreux enfants souffraient de la faim, à cause de la pauvreté ou de la négligence de certains parents.


Giacomo Paschini avait souffert de la faim dans son Italie natale. Né en 1925, il vécut sa jeunesse à l’époque où Mussolini gouvernait l’Italie en dictateur absolu. Ses parents étaient des opposants à ce « Duce », ce qui leur causa de nombreux problèmes. Voici d’ailleurs un extrait intégral de son récit biographique :


« Dès les premiers soubresauts du fascisme italien en 1920, ma famille fut placée sur la liste noire. Mon père n’acceptait pas de joindre ces exaltés de tous âges qui venaient jusque dans nos campagnes pour nous imposer leur vision d’un nouvel empire italien à la mesure de l’antique Empire romain.

Les fascistes s’étaient infiltrés, par la force, dans tous les postes stratégiques de la nation. Ils s’imposaient par tous les moyens : la violence, l’intimidation, n’hésitant pas à saccager les demeures de leurs opposants, les privant de leur travail et condamnant leur famille à la mendicité. Ils s’adonnaient aux exécutions sommaires de leurs adversaires en plein jour et en pleine rue. Rien ne les faisait reculer. » (Mémoires. Giacomo Paschini p.5)


Son père dut d’ailleurs s’exiler en France pour échapper à leur abus. Sa mère et les enfants le rejoignirent en 1928. Puis à quelque temps de là, on leur promit un retour sans représailles. Mensonge. Ils revinrent en Italie, mais dans des conditions misérables. Un peu plus tard, Giacomo, eut cependant la chance de rencontrer un mentor qui l’aida à se nourrir et qui lui apprit le métier de forgeron. Il s’appelait Maître Giuseppe Contardo.


Il m’ordonna de dîner dorénavant chez lui, tant et aussi longtemps que je viendrais y apprendre mon métier.

Giacomo forgea donc l’acier pendant quelques années, mais la guerre fit bientôt rage. L’Italie, d’abord alliée de l’Allemagne, se détourna alors de Mussolini et se joignit aux Alliés (le Royaume-Uni, les États-Unis et plusieurs autres pays). Ils appuyèrent les partisans antifascistes qui harcelaient les troupes allemandes. C’est ainsi que Giacomo entra dès l’âge de 18 ans dans le maquis (qu’il appelait « l’armée des ombres »). Il participa au péril de sa vie à la guerre de sabotage que de nombreux italiens livraient alors à Mussolini et aux allemands. Ces derniers envahirent son pays après le renversement du dictateur. Plusieurs de ses amis y furent gravement blessés, certains moururent lors de combats. Il eut la chance, quant à lui, de s'en tirer sans blessure.


Mais la guerre terminée n’entraîna pas la fin de ses misères. L’Italie était dévastée et pauvre; il dut travailler un certain temps en France, mais ce pays n’y réservait pas un accueil très chaleureux à ces voisins qui avaient tout d’abord pris parti pour les forces de l’axe avec les Allemands et Hitler.


Il décida à la fin que son avenir n’était plus ni en Italie, ni même en Europe et immigra au Canada, plus précisément au Québec où il arriva sans le sou. Il nous raconta ce que lui avait dit l’agent d’immigration avant de l’accepter :


« Montre tes mains ». Il les regarde, les soupèse, en tâte les callosités et me dit : « ce sont des mains qui n’ont pas peur de travailler. Ça va, viens-t'en au Canada ».

Sa connaissance du métier de forgeron lui permit de trouver du travail au Québec. Le fer forgé était encore à la mode à cette époque. Les églises catholiques en étaient en particulier un utilisateur privilégié. Et lorsqu’il fut un peu mieux établi, ayant trouvé un travail plus stable et gagnant un revenu lui permettant de se loger et de se nourrir, il décida d’écrire à une jeune fille qu’il avait rencontré et brièvement fréquenté en Italie, et à qui, dans les périodes où il travaillait en France, il avait écrit quelques lettres. Maintenant qu’il avait un travail, il osa lui proposer par la poste de l’épouser et de venir le rejoindre au Canada.


Que dut penser cette jeune demoiselle d’une telle missive. Que d’audace pensa-t-elle peut-être! Un mari, un nouveau pays, une nouvelle langue, un océan à traverser. Quels mots l’on particulièrement convaincu de se jeter à l’eau. Quelles discussions eut-elle avec ses parents et amis. Une telle décision, si elle l’acceptait, allait complétement changer sa vie. Où puisa-t-elle le courage d’entreprendre une telle Odyssée vers l’inconnu? Giacomo fut-il surpris de sa réponse positive? Il en ressentit en tout cas une joie importante. Il organisa un événement rarissime : un mariage par procuration, car sa promise devait être mariée avant de quitter l’Italie pour le Canada. Quelque temps plus tard, cette jeune femme, qui ne parlait ni anglais, ni français, prit le train jusqu’au port, le Havre, en France, où elle s’embarqua pour Halifax, en Nouvelle-Écosse au Canada d’où elle envoya, dès son arrivée, un télégramme à son nouvel époux à Montréal. Il lui fallait encore franchir plus d’un millier de kilomètres avant qu’ils puissent se retrouver dans la métropole du Québec.


Quelle exaltation ressentit cet homme lorsqu’il retrouva enfin sa jeune et belle épouse à la gare et pu la serrer dans ses bras. La vie venait de récompenser son courage et sa persévérance. Ce moment fut la plus grande joie de toute sa vie.

Et ils entreprirent une longue vie de travail, eurent trois enfants et bâtirent une entreprise d’envergure qu’il baptisa « Au dragon forgé » (mieux connu sous le sigle ADF).


Je souhaitais rencontrer personnellement Giacomo Paschini dont la lecture des mémoires et la vue des œuvres d’acier m’avaient impressionnées au plus haut point. Son fils m’apprit à mon grand étonnement que son père souhaitait tout autant que moi cette rencontre. Pour lui, il semblait que je représentais la personnification de la démocratie dans le monde réel. Mon parcours de simple citoyen jusqu’à mon élection par la population au suffrage universel à titre de député de l’Assemblée nationale du Québec l’exaltait; et ma nomination comme ministre dans le gouvernement issu de cette élection ajoutait à son admiration.


Il fallut s’y prendre à plusieurs reprises avant de concrétiser ce rendez-vous. M. Paschini vivait à Montréal, je vivais à Québec; l’hiver faisait rage; sa santé à l’âge vénérable de 92 ans n’était pas toujours à son meilleur; un rendez-vous fut même annulé au dernier moment, car c’est alors moi qui étais affligé d’une vilaine grippe et je devais éviter de la lui transmettre. Mais on finit par trouver une occasion de rencontre à son usine de Terrebonne à la fin juin 2018.


Celle-ci débuta dans le hall-musée. Les salutations furent très cordiales. L’homme était plus petit que je ne le croyais. Il nous avait pourtant bien expliqué qu’il avait connu une croissance tardive, probablement due aux déficiences de son alimentation dans sa jeunesse. Il parlait le français avec l’accent québécois, mais superposé à celui de sa langue maternelle, l’italien. Il était très volubile. Il nous conta d’ailleurs le début de la fin de sa faim :


« En entrant dans le maquis pour les alliés contre l’Allemagne (vers 1943), j’ai dû grandir de ça (il nous montre entre ses deux mains environ 30 cm) grâce à la nourriture fournie par les alliés… En Italie, nous n’avions rien à manger… Avant la guerre, les fascistes ne toléraient pas les opposants… »

Il garde des souvenirs cruels de la guerre : « j’ai des souvenirs pénibles de cette période et les émotions qui en découlent ont été refoulés en mon âme et le sont encore à ce jour. » (Mémoires p. 19)


Notre conversation passa d’un sujet à l’autre comme si nous craignions de part et d’autre de manquer de temps. Il exprima à plusieurs reprises son émerveillement devant notre système politique : « Le Canada, c’est le plus beau pays du monde… la démocratie… Je suis très reconnaissant envers le Canada de nous avoir reçus… » Il évoque le cas d’un italien qui s’est vu refuser son entrée au Canada : « Il y avait un de mes amis qui voulait immigrer au Canada. Il était refusé. Je lui ai demandé s’il avait toujours sa carte du Parti communiste. Il a dit « oui ». Ben voilà pourquoi il ne pouvait pas venir au Canada. » avait-il déduit.


Puis il nous conta les difficultés de se lancer en affaires pour un homme sans le sou. « Il fallait 5 000 $ pour démarrer l’entreprise. Je ne les avais pas. » Il fonça pourtant et se lança le 15 août 1956. « J’ai travaillé 70-80 heures par semaine jusqu’en 1980… En arrivant en 1951, je travaillais surtout pour les églises… puis les commandes ont baissé (avec la baisse de la pratique religieuse), mais le bouche-à-oreille m’amenait d’autres clients… Finalement, le fer forgé ayant diminué, on a décidé d’aller dans la construction (vers 1970) … Là les jeunes (Pierre, Jean et Maryse) avaient fini leurs études. Je leur ai donné l’entreprise, j’ai surveillé un an ou deux pour voir s’ils pouvaient la diriger et j’ai quitté. » Il avait 55 ans en 1980. Il put consacrer davantage de temps à la sculpture. Et sous la direction des jeunes, l’entrepris cru de 1980 à 2000 de 2 M$ à 334 M$ (Mémoires p. 40)


Il nous réitéra de vive voix un passage de ses mémoires qu’il appliqua sa vie durant comme employeur: « au temps de ma jeunesse, dit-il, vu une carence alimentaire, l’hiver j’avais les mains couvertes de plaies, la peau se fissurant d’elle-même. La faim fut la perpétuelle compagne de ma jeunesse… c’est pour cela que je n’ai jamais congédié quelqu’un qui veut travailler… pour en avoir été privé, j’attache beaucoup d’importance au respect des droits de l’homme. Leur négation mène rapidement au fanatisme, à la violence et finalement à l’ultime ignominie : la guerre. »


Et plus tard, il exprima encore plus clairement la philosophie qui l’a toujours guidé :


« la vie, on peut choisir d’y faire face ou de s’y soumettre. Elle nous transporte ou nous écrase. Si on a la détermination d’y faire face, on peut en infléchir le cours et s’en faire une occasion de bonheur plutôt que de complainte. On peut alors percevoir le potentiel de grandes réalisations. »

Voilà qui résume en quelques mots cette vie pleinement assumée à une époque de grande turbulence : Giacomo Paschini, pour traverser des difficultés considérables, avait fait preuve d’un courage extraordinaire, d’une persévérance sans faille et d’un humanisme exemplaire. Qui plus est, à l’intérieur de cette forte personnalité battait le cœur d’un grand artiste. En le quittant quelques heures plus tard, je lui exprimai ma reconnaissance de l’honneur qu’il nous avait fait en nous recevant si cordialement mon épouse et moi.



Mémoires de Giacomo Paschini en collaboration avec Pierre Deslauriers p.27 sur la demande en mariage par la poste à Amelia Buttazzoni … « pourquoi ne pas écrire à Amelia, lui dire où je suis, où j’en suis, la température qu’il fait, le temps des semailles, les bons souvenirs de jadis, les espoirs d’antan, les rêves d’aujourd’hui, les projets de demain…, est-ce qu’elle veut devenir ma femme? Le facteur est parti avec mon destin en main, dans une petite enveloppe blanche dont j’avais vérifié dix fois l’adresse. J’ai attendu la réponse. Mon estomac s’est noué d’anxiété. Je trompais mon ennui sur l’enclume presque jour et nuit.»


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