top of page
Photo du rédacteurRobert Dutil

Le secret de César Panaroni

Dernière mise à jour : 4 août 2022

De l’Italie au Saguenay

L’immigration au début du 20e siècle


La nombreuse famille de mon épouse vient d’un village nommé Sacré-Cœur, sis à proximité de Tadoussac. Nous y passons des séjours fréquents agrémentés par de nombreuses et agréables rencontres familiales. Au fil du temps, Tadoussac est devenu un havre de paix.


Là-bas, les obligations habituelles du quotidien disparaissent devant la beauté du fjord du Saguenay et le majestueux fleuve Saint-Laurent.

C’est au cours de l’une de ces réunions familiales que j’entendis pour la première fois un patronyme qui attira mon attention. Dans ce coin de pays, on s’attend à ce qu’ils soient français, anglais ou autochtones. Aussi, je dressai l’oreille lorsqu’on mentionna le nom d’un ancêtre qui me sembla d’une autre origine. Je le fis répéter : Panaroni. Je m’informai. Il s’agit d’un nom d’origine italienne. Il s’appelait César Panaroni. On connaissait peu de choses de sa vie. J’insistai sans grand résultat. Je fouillai, je creusai avec obstination; alors, petit à petit, je parvins à brosser un portrait plus complet de la vie de cet immigrant du début du 20e siècle. Je vous le livre tel que je l’ai reconstitué.


César Panaroni est né vers 1889 à Montémaggiori, dans la province de Pesaro en Italie centrale, près de la mer Adriatique. L’unité de ce pays était alors récente. Entre la chute de l’Empire r n en 476 après Jésus-Christ et la réunification italienne en 1860, la péninsule avait été divisée en une multitude de cités-États qui guerroyaient fréquemment entre elles et, comme dans la plupart des régions du monde, où on y parlait de multiples dialectes. Mais tout cela était en train de changer. Le télégraphe, le téléphone, la presse à grand tirage rapprochait ces divers groupes les uns des autres.


À cette époque, la révolution industrielle battait son plein. Elle était née au Royaume-Uni grâce à l’invention de la machine à vapeur au 18e siècle. Pour la première fois de son histoire, l’homme parvenait à maîtriser et à utiliser une source d’énergie où bon lui semblait.


Contrairement au vent, à l’eau, aux marées, la machine à vapeur pouvait être installée n’importe où. Même sur l’eau; même sur un bateau.

Lorsque, pour des raisons obscures, César Panaroni quitta l’Italie pour l’Amérique, vers 1905, les « transatlantiques » à vapeur existaient depuis quelques années. Ils allaient d’ailleurs graduellement eux-mêmes être remplacés par une nouvelle technologie encore plus efficace, les moteurs à explosion utilisant du pétrole comme combustible.


On ne sait pas si César s’embarqua sur un bateau comme passager clandestin ou comme moussaillon. Mais se rendre en Amérique de cette façon ne durait plus qu’une quinzaine de jours, au lieu des cinq semaines qu’il fallait en moyenne pour y arriver à la voile, diminuant d’autant le danger d’une telle expédition. C’est ainsi qu’il se retrouva dans la ville de Montréal, au Canada.


Ce pays était tout aussi nouveau que l’Italie. Son unité ne remontait qu’à 1867. Il n’incluait alors que 4 provinces : le Québec, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse. L’immigration n’était pas encore devenue le système lourd et intransigeant des sociétés modernes.


Qu’est-ce qui poussa notre adolescent à s’exiler? Avait-il des choses à se reprocher en Italie ? Des rumeurs ont couru à cet effet. Ils auraient eu des rixes là-bas auxquels auraient participé de jeunes hommes bouillants; y eut-il mort d’hommes, des règlements de compte, des rivalités au sujet de jeunes femmes ? Nous n’en savons rien. Et de toute évidence, l’immigration canadienne n’en savait rien non plus.


César prétendit toute sa vie que ce changement de vie était dû au climat inadéquat de l’Italie pour sa santé, ce qui faisait sourire ses nouveaux compatriotes canadiens. Aucun d’entre eux en effet n’aurait renoncé au chaud climat ensoleillé de l’Italie pour le remplacer par celui de froid extrême du Québec pendant les longs hivers enneigés.


N’était-ce pas plutôt l’appel de l’aventure vers un continent réputé plus libre, plus riche et plus paisible que la vieille Europe?

Entre 1880, moment où le moteur à explosion fit son apparition et 1914, moment où débuta la Première Guerre mondiale qui allait bouleverser le monde entier, 15 millions d’immigrants firent la traversée de l’Océan Atlantique pour s’établir en Amérique. Une véritable marée humaine.


L’intégration de César dans ce Nouveau Monde ne sembla poser aucun problème. À Montréal, c’est l’anglais qu’il apprit tout d’abord et non le français. Mais il y avait là une communauté italienne. Le travail ne semblait pas manquer. Notre néo-Canadien travaillait dans la construction. César se retrouva pourtant en dehors des centres urbains, contrairement aux choix que font la plupart des immigrants. Il travaillait toujours dans l’industrie du bois. Et son travail l’amena sur la côte nord, à Baie-Sainte-Catherine plus précisément, petit village séparé de Tadoussac par la rivière Saguenay. C’est là qu’il rencontra sa future épouse, Flore Tremblay.


Le jeune César avait fière allure. Il attirait facilement les jeunes femmes. Il en fréquenta plusieurs dit-on. Il était de taille moyenne, mais bien proportionnée, solidement campé sur un corps robuste. Ses traits de visage étaient réguliers.


Il apprit rapidement le français. Sa conversation s’améliora au fur et à mesure de sa maîtrise de cette troisième langue, mais il le parla toujours avec un fort accent. César épousa Flore en 1913 à Sacré-Cœur, lieu de naissance de sa dulcinée, et ils vinrent s’établir à Baie-Sainte-Catherine, là où résidait sa belle-famille.



Sa vie semblait dorénavant toute tracée; de jeune immigrant italien sans racine canadienne, il était devenu un membre à part entière d’une petite communauté tricotée serrée dont il partageait la religion et une partie importante de la culture latine.

Il avait trouvé une nouvelle famille.


Mais le sort alors lui joua un fort mauvais tour. Il fut victime d’un bête accident de travail. La révolution industrielle entraînait avec elle son lot de conséquences néfastes. Des machines à vapeur de plus en plus rapides comportaient des dangers jusqu’alors inconnus. Ces machines à vapeur étaient graduellement remplacées par des moteurs à explosion, encore plus performants et dangereux. Dans les scieries, les lames rondes, tournant à une allure démentielle, coupaient les billes de bois avec une précision et une rapidité inégalée jusqu’alors.


Les systèmes de protection des travailleurs comportaient cependant d’importantes failles. Les accidents de travail devinrent la grande calamité de cette ère de développement rapide. Le monde moderne connut au cours de ces décennies une véritable hécatombe avant que des législations d’une grande sévérité viennent améliorer la sécurité des travailleurs et cadrer mieux ces risques.


Le grand chantier mondial de cette époque, l’épopée du percement du canal de Panama, nous donne un aperçu de cette rude réalité: dynamitage, machineries à vapeur et imprudence entraînèrent la mort par accident de quelque 27 000 travailleurs, cela sans compter les dizaines de milliers qui, eux, moururent de maladies tropicales.


L’accident dont fut victime César Panaroni peut paraître mineur comparé aux drames vécus alors. Il perdit trois doigts d'une main, coupés par la grande scie ronde d’une scierie. Peut-on imaginer en premier lieu la douleur ressentie au moment de l’événement. Il existait alors des moyens de la soulager, mais ils n’avaient pas l’efficacité de ceux d’aujourd’hui.


Il est surtout important de rappeler que notre blessé vivait à une époque antérieure à la découverte des antibiotiques.


L’infection d’une plaie entraîne soit l’amputation du membre atteint, soit la mort, réalité dont César était sans doute conscient.

Enfin, au-delà de ces questions d’urgence immédiate, César devait se rendre compte que sa valeur comme travailleur venait de subir une baisse grave, dans une société où il n’existait pas d’assurances.


L’immigrant récemment implanté dans un Nouveau Monde où il venait de parvenir à se tailler une place au soleil savait que sa situation était subitement devenue précaire. Il broya du noir. La convalescence prit du temps. Bien qu’il ait sauvé les deux doigts, le pouce et l’index, qui lui permettront de garder sa préhension, et donc d’utiliser sa main de façon malgré tout assez efficace, il dut attendre la guérison des plaies laissées par la scie et éviter toute infection durant cette période cruciale. Son moral était attaqué. Il lui fallut l’appui chaleureux et tenace de son épouse et de sa nouvelle famille pour traverser cette période critique.


Il y parvient cependant. Mais tout le reste de sa vie, il protégera cette main affaiblie contre les risques nombreux que la vie mit sur sa route. Et il parvint bientôt à reprendre le travail à peu près normalement. On l’entendit à quelques reprises dire cette courte phrase de façon lapidaire à ceux qui semblaient s’inquiéter du rendement que peut donner un éclopé de ce genre : « je peux tout faire ». Et devant son regard sévère, personne n’osa jamais lui opposer une remarque contradictoire, d’autant que César accomplissait son travail avec compétence, diligence et efficacité, si bien qu’on en oubliait son handicap.


Il écoula le reste de sa vie à Baie-Sainte-Catherine. Il travailla pour le "Northern" pendant une dizaine d’années. Puis, dans les chantiers sur la Côte-Nord, jusqu’à sa retraite. Flore et lui eurent six enfants. À une époque où l’espérance de vie n’atteignait pas 60 ans, Flore et César vécurent jusqu’à près de 90 ans. César avait déclaré, sur leurs vieux jours, qu’il ne pourrait pas vivre sans elle. Son vœu fut exaucé.


Ils moururent presque au même moment en 1977. Leur vie commune avait duré plus de 60 ans, ce qui était alors tout aussi exceptionnel.

Quant à la raison qui l’avait amené, au cours de son adolescence, à s’embarquer sur un bateau à vapeur ou à pétrole vers l’inconnu qu’était alors ce nouveau pays appelé Canada, il maintint toute sa vie la version du climat nuisible à sa santé de l’Italie, et ce malgré la réception sceptique de la population locale. Les rumeurs concernant peines d’amour ou violence ou autre fantaisie prirent peu à peu la couleur de légendes romantiques et disparurent des discussions.


César Panaroni emporta son secret dans la tombe. Il s’était si bien intégré à son nouveau pays que même son nom qui avait attiré mon attention naguère fait maintenant partie de ce petit coin du Nord québécois. Flore et César furent enterrés au cimetière de Baie Ste-Catherine. Sur leur pierre tombale, on peut lire encore aujourd’hui l’abréviation latine commune pour les chrétiens du monde entier : « RIP » c’est-à-dire « requiescat in pace : repose en paix ».



Posts récents

Voir tout

1 comentario


Michel Poirier
Michel Poirier
02 ago 2021

Vraiment très interessant Robert! Hâte de lire la prochaine lettre. Amitié.

Me gusta
bottom of page