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Photo du rédacteurRobert Dutil

Revenu

Dernière mise à jour : 9 juin 2022

Peser toutes les décisions financières

Monique Jérôme-Forget, présidente du Conseil du Trésor, puis ministre des Finances du Québec, 2003-2009



Ma nomination comme ministre du Revenu, bien que peu visible, me plaisait beaucoup. On pouvait y travailler sur le fond des dossiers sans être constamment sur la sellette publique. Et il y avait beaucoup à faire sur de nombreuses questions.


Mon père avait remarqué dès l’école primaire que je possédais une facilité pour les chiffres, talent que je partageais d’ailleurs avec mes frères et sœurs. Mais comme tous les talents, il ne se développe pas si on ne le soumet pas à des exercices rigoureux et fréquents, ce qu’il m’encouragea à faire.


Il en va ainsi de la lecture. Certaines personnes lisent beaucoup plus vite que la plupart des gens. Ce n’est pourtant pas dû à un talent exceptionnel. C’est en général parce qu’ils lisent davantage. Lire plus vite facilite grandement la vie en général, et celle de ministre en particulier, car les lectures nécessaires pour bien exercer ce métier débordent le cadre de ce que l’on peut qualifier de raisonnable.


Malheureusement, avait précisé mon père du même souffle à propos des chiffres, peu de gens savent compter. Et cette faiblesse les désavantage fortement toute leur vie.

Je pris donc l’habitude de m’exercer au calcul mental, et l’habileté que j’y développai porta ses fruits en toutes sortes de circonstances au cours de ma carrière.

Je vous fais part ici de quelques exemples.


J’ai baptisé celle-ci « courbe dangereuse ». Lors de mon premier passage au gouvernement, j’eus à négocier avec un collègue le partage des coûts d’une nouvelle politique et, bien que la décision à adopter n’aurait aucun impact sur les frais globaux assumés pour le gouvernement, elle les répartirait de façon différente entre ces deux organismes. Telle était la cause de notre désaccord. On pouvait se rabattre sur deux solutions : un frais unitaire ou un frais global. Mon vis-à-vis fit un calcul rapide, trop rapide d’ailleurs, et se montra d’accord avec l’une ou l’autre des hypothèses. Je m’étais toutefois aperçu immédiatement qu’il avait mal fait sa multiplication sur le calcul global, surestimant le coût unitaire.


Je lui donnai donc mon accord sur ce coût unitaire qui correspondait à mon souhait. Il fut étonné de la rapidité de ma réponse et heureux de confirmer son acceptation. On se serra la main. L’entente était conclue. Je laissai passer quelques secondes tout en ramassant mes papiers et au moment où nous allions nous séparer, je lui donnai le bon résultat de la multiplication où il avait commis son erreur. Il resta bouche bée en revérifiant ses chiffres : il venait de déraper dans la « courbe dangereuse » : il avait additionné les chiffres de deux colonnes différentes.


Entre-temps, je jetai un regard glacial au collègue que m’accompagnait et dont j’avais senti la tentation de lancer une remarque moqueuse à notre collègue embarrassé. Mon regard pénétra au plus profond de ses yeux, et vint geler au bord de sa bouche les mots qu’il s’apprêtait à lancer, risquant de gâcher notre accord. Nous quittâmes la salle sans plus tarder et sans échanger un seul autre mot. L’entente tint le coup et nous n’en parlâmes plus jamais.


Ce genre d’erreur est cependant rare. La plus fréquente, est celle que je nomme « l’erreur zéro ».

Il arrive parfois que votre interlocuteur donne la bonne réponse pour tous les chiffres, mais il place le point des décimales à la mauvaise place. Il vient de multiplier ou de diviser le bon résultat pas 10.

Cela se produisit dans un autre ministère que j’avais dirigé à mon premier passage au Parlement. On me présentait une proposition pour économiser 5% des espaces requis à la suite de la réduction de la taille des équipements informatiques. Je demandai comment se faisait-il que cette proposition donne un chiffre rond. On me répondit que l'ajout d'une décimale ne faisait qu'économiser 50 000 $ sur 500 M $ et donc que ça ne valait pas la peine d’obtenir plus de précisions.


Mais le rapide calcul mental que j’avais fait me donnait un autre résultat : 0,1 % de 500 M $ ne donne pas 50 000 $, mais 500 000 $. Dix fois plus. Je le leur dis posément. Après avoir constaté leur erreur, ils reprirent leur fichier, penauds, et revinrent le lendemain avec une proposition de réduire de 5,3 % des espaces au lieu de 5 %; cette décimale de 3 nous faisant économiser 1,5 M $ de plus par année. Dorénavant, les fichiers Excel qu’ils me présentèrent ne comportèrent plus d’erreur.


Toutefois, de tous les exemples dont je pourrais vous abreuver, l’un serait resté un profond mystère pour moi si je ne l’avais pas approfondi. Vous allez bientôt comprendre pourquoi j’ai décidé de ne pas le baptiser. On m’avait remis un chiffrier Excel sur lequel, comme d’habitude, je jetai un rapide coup d’œil en faisant un calcul mental d’additions verticales, horizontales et des totaux des dernières lignes. Ce premier regard permet en général de localiser les erreurs. Mais cette fois-ci, je ne pus pas conclure; des erreurs, il y en avait plusieurs.

La curiosité l’emporta : je demandai au fonctionnaire de m’envoyer le fichier électronique. Et ce que je vis faillit me faire tomber en bas de ma chaise.

Chacune des cases avait été complétée manuellement; aucune formule pour calculer automatiquement les additions, soustractions, multiplications ou divisions n’avait été intégrée. On m’avait présenté un fichier qui était passé entre plusieurs mains en route vers le ministre. Pourtant personne n’avait vu aucune de ces erreurs si évidentes ni vérifié d’où elles provenaient. J’étais littéralement abasourdi. Toutes les cases du fichier avaient été écrites manuellement.


La conclusion s’imposait d’elle-même : les auteurs ne comprenaient pas à quoi servait un chiffrier électronique. Vous me pardonnerez de censurer la suite de cette réunion, car ce récit porterait une grave atteinte à ma réputation de personne calme et modérée.


Mais revenons à mon arrivée au ministère du Revenu en cet automne 2008. L’accueil d’un nouveau ministre n’est sûrement pas toujours agréable pour les hauts fonctionnaires, mais je n’étais pas un inconnu dans la fonction publique. En huit ans au poste de ministre du Gouvernement au cours de mes mandats antérieurs, 14 ans plus tôt,

Je m’étais toujours fait un devoir d’être respectueux et cordial avec ceux qui consacraient leur carrière au service de l’État. Cette marque de respect avait aussi l’avantage de faciliter la bonne collaboration entre le politique et l’administration.

On commença immédiatement par une présentation exhaustive du mandat du ministère, de ses principaux dirigeants et des projets actuellement en cours. Première information d’importance : le ministère percevait 70 G $ par année (70 milliards de dollars). Chaque décision touchant l’un de ces coûts ou de ces revenus pouvait donc affecter les équilibres financiers de l’État de façon non négligeable.


À la fin de cette première rencontre, le dossier qui avait retenu le plus mon attention était celui du module de perception de la taxe de vente pour les bars et restaurants. L’évasion frauduleuse était évidente et estimée à plusieurs centaines de millions de dollars. Le ministère connaissait beaucoup des trucs utilisés par les fraudeurs, mais n’était pas parvenu à trouver une solution étanche pour les éviter. Aussi avait-il amorcé la programmation et la fabrication d’un module appartenant au ministère et que les restaurants auraient l’obligation d’installer dès qu’il serait prêt.


Je demandai l’échéance prévue. Elle n’était pas précise. En tout cas, pas suffisamment à mon goût. J’insistai. La tension monta d’un cran. On allait me revenir avec une proposition. Quand demandais-je? – « Bientôt, me répondit-on évasivement ». – « La semaine prochaine », insistai-je. Je sentis la mauvaise humeur du responsable qui ne comprenait pas l’urgence que j’y mettais. Je mis donc la table pour l’avenir de mon mandat à ce ministère.


- « Vous voyez les photos sur les murs… »


Les réunions avec le ministre se tenaient en présence du sous-ministre, de ses principaux adjoints et de ma cheffe de cabinet dans une salle où les photos de tous les ministres ayant occupé le poste se tenaient côte à côte. Au Revenu, jeune ministère, il y en avait eu 18 au cours des 36 années de son existence. En indiquant ces photos du doigt, j’ajoutai :

- « Comme vous pouvez le constater, un ministre dure en moyenne 2 ans. »
Je fis une pause et fis un tour de table du regard. J’ajoutai alors en appuyant sur chaque mot: « Oui, je suis très pressé. »

Je fis un suivi serré pour accélérer l’éventuelle installation de ce module qui, lui, avait toutes les chances d’être étanche. Son installation dans les restaurants survint effectivement avant la fin de mon mandat. Mais l’installation dans les bars exigeait davantage de travail et fut remise à plus tard. Toutefois, les bons résultats dans les restaurants ne se firent pas attendre.


Un autre objectif me causa quelques problèmes malgré l’évidence de la décision à prendre. Le gouvernement avait décidé de ne remplacer qu’un départ d’employé sur deux. Méthode drastique, mais efficace pour diminuer le nombre d’employés de l’État. Cette mesure ne va toutefois pas sans inconvénient. Il manquait au ministère du Revenu environ 60 employés à la perception des taxes de vente que je n’avais pas l’autorisation d’embaucher. Non seulement un percepteur recueille-t-il 4 M $ par année, mais en plus il intervient avant la faillite des retardataires. Quand un employeur ne paye plus les retenues à la source qu’il perçoit pour le gouvernement sur la paie des employés malgré les énormes pénalités qu’il encourt, c’est qu’il les utilise clairement pour financer son entreprise en difficulté. Mais cet argent ne lui appartient pas : il n’en est que le percepteur. Il faut donc percevoir ces montants au plus tôt avant qu’il ne déclare faillite.


Le sous-ministre à qui j’enjoignais de recruter plus de percepteurs m’affirma ne pas pouvoir le faire, car cette décision aurait violé une des directives auxquelles il était soumis. Je demandai une rapide rencontre avec la présidente du Conseil du Trésor Mme Monique Gagnon-Tremblay, pour régler cette question.

Il fallut débattre longuement et finalement on autorisa le ministère à embaucher immédiatement ces percepteurs à la condition qu’on élimine tout recrutement dans le reste du ministère tant que nos objectifs globaux de diminution du nombre d’employés ne seraient pas atteints.

Compromis tout à fait acceptable. Le département qui écopa le plus de ce non-remplacement fut celui des biens non réclamés. On avait effectivement une bonne grosse équipe qui recherchait ceux qui ne réclamaient pas leur dû. Je ne considérais pas ce travail comme une priorité. Quant aux percepteurs, on les recruta rapidement.


Entre-temps, un gros dossier cheminait avant même mon arrivée au ministère. La question était la suivante : fallait-il transformer ce ministère en agence du Gouvernement? Il s’agissait d’une décision impliquant un énorme travail de réorganisation et une longue négociation avec le syndicat représentant les employés. Après avoir minutieusement pesé le pour et le contre, Raymond Bachand, le ministre des Finances qui avait remplacé Mme Jérôme-Forget après sa démission surprise de mars, et moi décidèrent d’y donner suite.


Nous étions alors en janvier 2010. Un an s’était écoulé depuis l’élection. J’étais satisfait des résultats obtenus jusqu’alors, y compris dans le dossier des régions ressources dont j’ai relaté les principaux éléments dans la lettre précédente. La nouvelle année s’annonçait moins stressante pour moi. La politique est cependant une boîte pleine de surprises.


Un soir, dans la noirceur d’un début de soirée hivernale, alors que le garde du corps me conduisait en voiture entre le ministère et le Parlement, je reçus un appel du secrétaire-général du Gouvernement, le plus haut fonctionnaire du gouvernement. Je le croisais une fois par semaine au conseil des ministres, mais c’était la première fois qu’il me contactait à l’improviste.


Et ce qu’il m’annonça allait changer complètement la suite de mon retour en politique.



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