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Photo du rédacteurRobert Dutil

L’Action Libérale Nationale

Dernière mise à jour : 29 avr. 2022

Oeuf à la coque.

Anna Poulin prépare l’œuf à la coque pour Paul Gouin



Édouard Lacroix ressassait constamment sa rencontre au conseil des ministres de septembre 1931 avec le premier ministre Alexandre Taschereau. Depuis cette querelle acrimonieuse à propos de ses promesses électorales cyniquement reniées, il ne manquait jamais une occasion de lui reprocher publiquement sa duperie. Il cherchait même à susciter la dissidence dans les rangs libéraux. Il avait clairement décidé de s’attaquer à la mission, impossible selon son entourage, de battre les libéraux à la prochaine élection. Elle devait survenir normalement en 1935, mais, dans le système parlementaire britannique, elle pouvait aussi se produire plus tôt si telle était la volonté du premier ministre. Car, bien que la durée maximale d’un mandat soit de 5 ans, les gouvernements dépassaient rarement 4 ans, s’ils estimaient pouvoir surprendre l’opposition en situation de faiblesse.

Aussi, malgré son rôle de député, et malgré le travail considérable qui consistait à maintenir à flot ses propres entreprises en pleine tourmente économique, Édouard Lacroix s’activait à éroder les appuis d’Alexandre Taschereau. Le parti libéral aurait souhaité mettre fin à cette dispute interne, mais le climat entre les deux hommes était à ce point détérioré que même les hautes instances du Parti ne voyaient pas d’issue à cette confrontation fratricide.


Rappelons qu’à cette époque, il n’y avait qu’un seul parti libéral au Canada. Il n’existait pas de différence entre les composantes provinciales et fédérales. Cette séparation entre les deux ne survint qu’après l’élection de Jean Lesage comme premier ministre libéral du Québec en 1960, soit près de 30 ans plus tard. À cette époque donc, l’unité y était d’autant plus importante que tous les libéraux cohabitaient à la même enseigne. En outre, on savait qu’Édouard Lacroix était un fervent admirateur du premier ministre canadien Mackenzie King et de son bras droit québécois, le ministre Ernest Lapointe. Tous les observateurs avisés estimaient que cette situation était difficilement conciliable avec sa fidélité au gouvernement libéral à Ottawa.


Aussi, plusieurs espéraient que le temps, ce grand guérisseur, suffirait à tempérer les élans belliqueux de King Lacroix.

C’était bien mal le connaître. Sa rancœur ne fléchissait pas d’un brin. Son désir de défaire le gouvernement provincial l’emportait sur toute autre considération. Il est même prêt à démissionner du fédéral pour se présenter au provincial.

Quant au parti lui-même, il faut rappeler que, dans ce cas précis, il ne voulait intervenir que le moins possible. Il y avait deux raisons à cela : tout d’abord, le député de Beauce était considéré au Québec comme un puissant et riche homme d’affaires dont l’influence demeurait considérable malgré la crise économique. On redoutait son caractère bouillant et sa rancune tenace.

La seconde raison était plus pragmatique : personne, croyait-on alors, ne pouvait déloger le parti libéral et son premier ministre du pouvoir au Québec. Depuis que les conservateurs avaient enrôlé de force les jeunes canadiens dans l’armée pour les envoyer combattre en Europe vers la fin de la Première Guerre mondiale, les électeurs du Québec s’étaient détournés de ce parti. Ce rejet perdurait, même deux décennies plus tard. Au Québec, on votait contre les conservateurs « conscriptionnistes ». Et les libéraux de la province n’avaient de cesse de répéter ce message si rentable électoralement. King Lacroix allait donc se casser les dents tout seul contre ce roc. Il était inutile de s’en faire avec ça.


Mais Édouard Lacroix s’entêtait envers et contre tous. Il était même prêt à provoquer un schisme au sein du parti. Aussi regardait-il comment rallier une partie des libéraux à sa stratégie.

Ils étaient de plus en plus nombreux à s’opposer aux politiques du premier ministre Taschereau, considérées par plusieurs d’entre eux comme plus conservatrices que celles des conservateurs eux-mêmes. Si les vrais conservateurs ne pouvaient pas le déloger, peut-être que les libéraux réformistes le pourraient. Il espérait en faire une force électorale suffisante pour défaire celui qui allait devenir avant la fin de son mandat, le premier ministre ayant cumulé le plus d’ancienneté à ce poste.


De son côté, en 1933, le parti conservateur avait choisi un jeune avocat de Trois-Rivières du nom de Maurice Le Noblet Duplessis en remplacement du célèbre chef démissionnaire Camélien Houde. Après une défaite aux élections de 1923 dans le comté de Trois-Rivières, M. Duplessis était parvenu contre toute attente à arracher la victoire en 1927, et il fut à nouveau l’un des rares élus conservateurs en 1931. Édouard Lacroix ne partageait pas les opinions politiques de Maurice Duplessis, mais il reconnaissait indéniablement en lui un combattant redoutable.

King Lacroix s’activa pour former cette forte opposition au parti libéral au Québec. Le temps pressait. Il fallait décider des gestes à poser. On planifia donc un congrès qui allait se tenir dans son propre comté, à Saint-Georges de Beauce, en août 1934. Un nouveau parti devait en émerger et Édouard Lacroix avait identifié celui qui allait, à son avis, être en mesure de le diriger avec succès aux prochaines élections : Paul Gouin. Ce dernier avait fait ses études de droit et exerçait la profession d’avocat. Il avait une belle prestance, on le qualifiait d’ailleurs de très bel homme. Édouard Lacroix voyait en lui le meilleur personnage politique à opposer à son vieil ennemi. Bien que nouveau venu en politique, il s'apparentais de près aux libéraux. Son père n’était autre que Lomer Gouin qui avait dirigé la province pendant les 15 années ayant précédé l’arrivée d’Alexandre Taschereau. Il était aussi le petit fils d’Honoré Mercier, premier ministre du Québec entre 1887-1891. Il avait été le premier libéral à occuper ce poste depuis l’instauration de la nouvelle constitution canadienne en 1867.

Ce nouveau parti allait s’appeler « l’Action Libérale Nationale ». On s’attendait à la présence de milliers de personnes au cours de la principale journée de ce congrès de fondation. La veille, les principaux organisateurs s’étaient donc dirigés vers la Beauce. Et les réunions pour compléter la préparation furent rapidement organisées.

Ça bourdonnait à la maison Lacroix à Saint-Georges. Paul Gouin avait d’ailleurs été invité à y passer la nuit et, le lendemain matin, plusieurs organisateurs avaient été conviés par l’épouse d’Édouard Lacroix, Anna Poulin, à venir les rejoindre pour un copieux déjeuner maison qu’ils allaient déguster avant de se diriger vers le grand rassemblement prévu dans la cour d’une école.

Les victuailles abondaient, crêpes, pain de ménage, cretons, graisse de lard, sirop, sucre d’érable, café, thé, le tout servi sur sa belle nappe brodée à la main. L’ambiance était à la fête. Les convives se régalaient. Mais c’est d’un œil plutôt sombre que Paul Gouin regardait cette table pourtant si bien garnie. Il mentionna à Mme Lacroix qu’il mangeait habituellement très peu le matin et qu’il n’avait pas très faim. Elle lui proposa de lui préparer un œuf à la coque. Il accepta. Elle le lui fit cuire et l’amena dans une assiette. On le lui servit dans un coquetier avec des ciseaux.


Mais il n’avait jamais écaillé un œuf à la coque. Il ne savait comment faire. Il se tourna vers l’épouse d’Édouard qui lui expliqua : « Vous n’avez qu’à le briser avec une cuillère. » Il resta interdit.

Après un moment de silence, elle lui proposa : « Donnez-le-moi, je vais l’écailler pour vous. » Ce qu’elle fit en un tour de main.


Le déjeuner terminé, les convives allèrent terminer leurs préparatifs pour le rassemblement. Édouard Lacroix retourna à sa chambre pour s’habiller en vue de l’évènement. Anna l’y accompagna. Son visage exprimait clairement une grave préoccupation. C’est au cours de cette séance d’habillage que se déroula le dialogue suivant. Anna s’exclama :

« Les bras m’en tombent, Édouard. Monsieur Gouin n’est pas un politicien. Tu as déjà vu ça, toi, un candidat qui lit un texte devant le public? C’est ce qu’il se prépare à faire. Il est assis dans le salon et il lit, lit et relit. »

Édouard avait constaté ce trait de personnalité de son protégé, mais il ne partageait pas du tout son avis. Il rétorqua :

« C’est un poète, Anna, un écrivain, un penseur. Un homme intelligent et instruit. Le public va comprendre. Il nous le faut pour diriger le Québec. »

Nouveau silence. Elle demeurait sceptique, tout en continuant à aider son mari à se préparer pour cette importante réunion. Mais elle ne put pas se taire davantage, elle ajouta clairement :

« Écoute-moi bien Édouard, et tu m’en reparleras dans quelques mois : tu ne feras jamais un premier ministre avec un poète qui n’est pas assez confiant pour parler à ses électeurs. »


Il y eut un nouveau silence tendu. Ayant fini de le préparer, elle leva les yeux sur le visage de son géant de mari, mit les mains sur les hanches et ajouta fermement: « Je te le répète Édouard, tu ne feras jamais un premier ministre avec un gars qui n’est même pas capable de casser un œuf. »

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